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ganes. » Son objet est de prouver que la sensibilité physique est la source de toutes nos pensées, que l'intérêt est le principe de tous nos jugements et de toutes nos actions, que les forces intellectuelles sont les mêmes chez tous les hommes bien organisés, que les passions sont l'unique moyen de tout développement, d'où il suit, selon Helvétius, qu'élever un homme, c'est développer ses passions. »

On s'étonne qu'il ait intitulé De l'Esprit un livre qui n'est que matière. Dans son ensemble, cet ouvrage n'a aucune valeur; il n'est point conçu dans l'esprit d'une véritable philosophie; cependant on y rencontre quelques parties philosophiques. Il renferme des vues grandes, qui, pour être utiles et salutaires, n'auraient besoin que d'être séparées de la base que l'auteur leur a donnée. Le Quatrième Discours présente une analyse, méthodique et pleine de sagacité, des différentes formes ou facultés de l'esprit. Le style d'Helvétius est ingénieux et brillant, mais ordinairement sans chaleur, excepté dans la peinture des sensations. Les ornements du langage sont presque toujours empruntés à cet ordre d'idées; il y a un rapport remarquable entre la doctrine d'Helvétius et son style. Peutêtre le livre De l'Esprit dut une partie de son succès au grand nombre d'anecdotes piquantes, bien amenées et encore mieux racontées, dont l'auteur a semé son ouvrage.

Le livre d'Helvétius, à son apparition, causa un scandale immense. L'auteur voulait du bruit; il atteignit et dépassa son but; il encourut même le b'âme des modérés du parti. Voltaire lui en sut mauvais gré; il ne voulait pas qu'on allât trop vite ni trop loin. Enfin le résultat de l'œuvre fut une suite d'ennuis et de chagrins pour Helvétius. Aujourd'hui que d'autres l'ont dépassé en fait de matérialisme et de cynique audace, il n'exciterait plus d'émotion; son livre se trouve ait tout naturellement rangé parmi les œuvres médiocres.

Helvétius mit encore au jour d'autres ouvrages conçus dans le même esprit ; ils ne valent pas la peine d'être mentionnés.

Raynal.

Guillaume-Thomas-François Raynal, né à Saint-Geniez, en Rouergue, en 1713, entra fort jeune chez les Jésuites. Les heureuses dispositions qu'il avait reçues de la nature et ses talents précoces lui attirèrent la bienveillance de ses maîtres, qui

prirent un soin particulier, par reconnaissance et par goût, de son éducation. Il se fit recevoir dans la société, et bientôt on le destina à professer les humanités dans les colléges de la compagnie. Il remplit cette fonction avec succès. On dit que, quelque temps après, il n'en obtint pas de moins éclatants dans la carrière de la chaire, à laquelle il se livra après avoir été ordonné prêtre. Mais, doué d'une imagination active, d'un caractère inquiet et d'un désir excessif de réputation, il se lassa du séjour des colléges, et, à l'âge de trente-cinq ans, vers 1748, il quitta les Jésuites pour aller s'établir homme de lettres dans la capitale. Ses premiers essais ne furent pas heureux, et il fût longtemps demeuré inconnu saus les amis qui prônèrent son mérite et vantèrent son talent. Diderot, d'Holbach et d'autres distributeurs de la renommée littéraire, qui l'avaient attaché à l'école dont ils étaient les apôtres, lui firent confier la rédaction du Mercure de France, et l'aidèrent de leur crédit pour lui assurer une existence aisée et indépendante. Raynal, que les occupations littéraires n'enrichissaient pas, se livra, diton, aux spéculations du commerce, et il paraît qu'elles furent. plus utiles à sa fortune. Ce fut cependant au milieu de l'agiotage qu'il conçut et qu'il exécuta son Histoire philosophique des Etablissements et du Commerce des Européens dans les deux Indes. Cet ouvrage parut, et son succès, d'abord assez équivoque, ne flatta pas l'amour-propre de l'auteur; mais le parti en releva le mérite par de pompeux éloges, et il publia autant d'apologies qu'il parut de critiques. Il paraît que Raynal fut aidé dans cet ouvrage par plusieurs de ses amis. Deleyre fut chargé de réunir les matériaux, les comtes d'Aranda et de Souza fournirent des mémoires; le baron d'Holbach, Dubuc, Jean de Pechmeja et surtout Diderot y travaillèrent. « Qui ne sait, dit Grimm, que près d'un tiers de l'Histoire philosophique appartient à Diderot? il y travailla pendant deux ans, et nous lui en avons vu composer une bonne partie sous nos yeux. Luimême était souvent effrayé de la hardiesse avec laquelle il faisait parler son ami. « Mais qui, lui disait-il, osera signer cela? Moi, lui répondait l'abbé, moi, vous dis-je; allez toujours. » D'après les principes de tels collaborateurs, l'esprit anti religieux qui règne dans tout ce livre ne doit nullement étonner. Il fut publié en 1770; le gouvernement en ordonna la suppression le 29 décembre 1772. Le public, par ses observations, l'ayant averti des défauts de son ouvrage, Raynal se mit à voyager et visita les principales places de commerce de la France, de la Hol

lande et de l'Angleterre. En parlant du commerce des deux Indes, il avait flatté l'amour-propre des Anglais sur leurs établissements; aussi il reçut à Londres une distinction très-flatteuse. Il se trouvait un jour dans la galerie de la chambre des Communes; l'orateur l'ayant appris fit tout à coup cesser la discussion, jusqu'à ce qu'on eût accordé à Raynal une place d'honneur. A son retour d'Angleterre, il s'arrêta à Genève, et il y publia une nouvelle édition de son Histoire. Elle contient des corrections utiles, des articles et des notices plus exactes sur la Chine, les Etats-Unis,et sur le commerce en général; mais en revanche sa haine contre les rois et la religion s'y montre plus à découvert. Il se trouvait à Courbevoie, lorsque son ouvrage faisait de nouveau le sujet de toutes les conversations dans la capitale. Des gens bien pensants, attachés au service de Louis XVI, placèrent l'Histoire philosophique sur une table, dans l'appartement de ce prince, afin qu'il pût la parcourir. Louis XVI, naturellement pieux, en fut indigné, et le parlement, d'après les conclusions de l'avocat genéral Séguier, ordonna que l'ouvrage fût brûlé. La Sorbonne déclara le livre abominable, et le qualifia, non sans raison, de délire d'une âme impie. L'auteur lui-même fut décrété de prise de corps; il en fut averti, et il se retira de Courbevoie pour se rendre aux eaux de Spa. Il partit ensuite pour l'Allemagne, et, ayant prolongé son voyage jusqu'à Berlin, il fit demander à Frédéric II la permission de lui présenter ses hommages. Le roi de Prusse lui indiqua le jour. Ce prince était debout auprès de son bureau. «Monsieur, lui dit-il, vous êtes vieux ainsi que moi; sans façon asseyons-nous. Vous me trouvez à lire un de vos ouvrages, l'Histoire du Stathoudérat. » La vanité de Raynal, qui était extrême, fut très-satisfaite de cet accueil familier; il répondit à Frédéric avec le ton de cette même vanité : « Cette Histoire est un des ouvrages de ma première jeunesse : j'ai fait mieux que cela. - Et quel est donc cet ouvage? demanda le prince. C'est, ajouta Raynal, mon Histoire philosophique des deux Indes. Je ne la connais pas, lui répondit Frédéric; je n'en ai jamais entendu parler. » Cette réponse froide et inattendue déconcerta un peu Raynal, qui s'empressa de terminer la conversation. Il visita plusieurs cours, comme s'il eût voulu promener sa renommée; et, de retour en France, il demeura longemps dans les pays méridionaux. Il donna aux académies de Marseille et de Lyon plusieurs prix, dont il proposa les sujets. Le plus remarquable est celui qui avait pour but de déterminer si la découverte de l'Amérique

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avait été utile ou nuisible à l'Europe. Il revint à Paris en 1788. Mûri par l'âge et moins dominé par l'effervescence des passions, il n'envisagea dans les nombreuses innovations qui eurent lieu ors de la formation de l'assemblée constituante, que des attentats contre la propriété et des encouragements à la licence parmi le peuple. Le 31 mai 1791, il adressa à cette assemblée une longue lettre où l'on remarque les passages suivants :

« J'osai, dit-il, parler longtemps aux rois de leurs devoirs; souffrez qu'aujourd'hui je parle au peuple de ses erreurs. Serait-il donc vrai qu'il fallût me rappeler avec effroi que je suis un de ceux qui, en éprouvant une indignation généreuse contre le pouvoir arbitraire, ont peut-être donné des armes à la licence?... Près de descendre dans le tombeau, que vois-je autuor de moi? Des troubles religieux, des dissensions civiles, la consternation des uns, l'audace des autres, un gouvernement esclave de la tyrannie populaire; le sanctuaire des lois environné d'hommes effrénés, qui veulent alternativement ou les dicter ou les braver; des soldats sans discipline, des chefs sans autorité, des ministres sans moyens, la puissance publique n'existant plus que dans les clubs!... Vous vous applaudissez de toucher au terme de votre carrière, et vous n'êtes entourés que de ruines, et ces ruines sont souillées de sang et baignées de larmes des bruits sourds et vagues, une terre qui fume et qui tremble de toutes parts, annoncent encore des explosions nouvelles. Qui osa jamais rêver pour un grand peuple une constitution fondée sur un nivellement abstrait et chimérique? Ma pensée va jusqu'à désirer que le tombeau se referme promptement sur moi; vous recevrez d'un vieillard qui s'éteint la vérité qu'il vous doit. >>

Quand Raynal avait parlé en philosophe, il avait trouvé un grand nombre d'admirateurs; il parlait une fois en homme sage, et ces mêmes admirateurs méprisaient ses avis, et allaient jusqu'à l'insulter. On ne fit aucun cas de sa lettre, et on le traita de vieux radoteur. Voyant la marche horrible que prenait la révolution, il alla se fixer à Passy, où il vécut tout à fait ignoré, et où il eut tout le temps de se convaincre, par une juste réflexion, et, comme il le marque dans sa lettre à l'Assemblée, qu'il avait été un de ceux qui avaient donné des armes à la licence. Il mourut le 6 mars 1796.

Le lecteur judicieux, en parcourant l'Histoire philosophique, y trouve de la confusion, même des absurdités, des

déclamations fatigantes contre les lois, les usages établis, les gouvernements, et surtout contre les rois et les prêtres. Le mérite qu'on remarque dans plusieurs de ses Mémoires sur le commerce de quelques nations est contre-balancé par des erreurs, des inexactitudes sans nombre, et par des récits et des tableaux licencieux qui répugnent également aux bonnes mœurs et aux convenances sociales. Ces premiers défauts ont disparu, il est vrai, dans la seconde édition, mais l'auteur s'y montre encore plus acharné contre les souverains et la religion. Son style, parfois noble et élevé, prend trop souvent le ton d'un charlatan monté sur un tréteau, pour débiter à la multitude effarée des lieux communs et des imprécations menaçantes contre le despotisme et la superstition. Raynal en effet déclare la guerre, non-seulement à la révélation, mais aussi à la morale et à toute autorité civile. Le Dieu des Juifs n'était pour lui qu'un Dieu local comme ceux des autres nations, et l'établissement du Christianisme n'était que l'effet d'une mauvaise logique. Toute sa morale se fondait sur ces deux principes désir de jouir, liberté de jouir. (Feller, Dictionnaire historique.)

Nous pouvons citer, pour leur mérite littéraire, quelques passages des œuvres de Raynal.

MALDONATA, OU LA LIONNE RECONNAISSANTE.

« Les Espagnols avaient fondé Buenos-Ayres en 1535. La nouvelle colonie manqua bientôt de vivres tous ceux qui se permettaient d'en aller chercher étaient massacrés par les sauvages, et l'on se vit réduit à défendre, sous peine de la vie, de sortir de l'enceinte du nouvel établissement. Une femme, à qui la faim sans doute avait donné le courage de braver la mort, trompa la vigilance des gardes qu'on avait établis autour de la colonie pour la garantir des dangers où elle se trouvait par la famine. Maldonata (c'était le nom de la transfuge), après avoir erré quelque temps dans des routes inconnues et désertes, entra dans une caverne pour s'y reposer de ses fatigues. Quelle fut sa terreur d'y rencontrer 'une lionne, et sa surprise quand elle vit cette bête formidable s'approcher d'elle d'un air à demi tremblant, la caresser et lui lécher les mains avec des cris de douleur plus propres à l'attendrir qu'à l'effayer! L'Espagnole s'aperçut bientôt que la lionne était pleine, et que ses gémissements étaient

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