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Voltaire et Rousseau ont joué dans le xvIIIe siècle un rôle si important qu'on peut dire qu'il se résume en eux. Nous avons parlé de Voltaire dans l'Histoire de la Poésie; nous devons faire connaître ici la vie et les écrits de Rousseau.

Jean-Jacques Rousseau.

Détails sur sa vie. J.-J. Rousseau considéré comme homme et comme écrivain. La nouvelle Héloïse. L'Emile. Le Contrat social. Les Confessions. - Jugement général. Morceaux choisis.

DÉTAILS SUR SA VIE.

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Jean-Jacques Rousseau naquit à Genève en 1712: son père était horloger; il perdit sa mère en naissant, et son éducation fut abandonnée au hasard. Les premières lectures de cet enfant furent des romans et les Vies de Plutarque. Rousseau père ayant été forcé de quitter Genève par suite d'une querelle avec un homme influent, Jean-Jacques fut placé dans l'étude d'un greffier renvoyé du greffe comme inepte, il devint apprenti graveur; bientôt il s'enfuit de chez son maître, et après avoir sans conviction abjuré le protestantisme, il mena une vie errante et misérable. Successivement laquais, scribe, interprète d'un intrigant, séminariste, maître de musique, il dut beaucoup à la commisération de Mme de Warens, qu'il paya plus tard de ses bienfaits en révélant ses désordres.

Rousseau vint à Paris à l'âge de trente ans, ayant en poche un système de notation musicale qui devait faire sa fortune. Ce système, bon pour l'enseignement, fut jugé défectueux pour la pratique; et le musicien désappointé se vit obligé, pour vivre, d'accepter la place de secrétaire du comte de Montaigu, ambassadeur de France à Venise (1743). Il se rendit donc en Italie, et y prit le goût de la musique italienne, alors peu connue en France. Revenu à Paris en 1745, Jean-Jacques, après avoir pris comme concubine une misérable servante d'auberge, Thérèse Levasseur, devint commis du fermier-général Dupin, et entra en relation avec Diderot, Grimm et d'autres auteurs du parti philosophique. Une circonstance fortuite lui révéla son talent; il lut dans le Mercure de France que l'Académie de Dijon avait proposé cette question: Le progrès des arts et des sciences a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ? Rousseau soutint la négative, et son paradoxe éloquent fut couronné. Sa

cervelle n'y tint plus, et de ce moment il forma la résolution de rompre brusquement en visière aux maximes de son siècle. Dans un autre discours sur l'inégalité des conditions (1753), JeanJacques Rousseau renchérit encore et se posa comme l'ennemi le plus ardent de toutes les sociétés humaines.

L'enthousiasme qu'il excita se conçoit à peine : c'était surtout dans les salons les plus élégants, parmi les grands seigneurs musqués et les femmes à la mode qu'il comptait ses admirateurs dévoués, ceux que dès lors on appelait les dévots de Jean-Jacques.

Le nouveau cynique devint fou de vanité, et, pour mieux jouer son rôle, il voulut conformer en apparence ses actions à ses paroles, et se livrer tout entier au culte d'une rigide vertu. Il bannit de sa maison tout ce qui s'élevait au-dessus du strict nécessaire; il prit un vêtement grossier, et annonça partout que, pour avoir une profession indépendante et qui le rapprochât de l'état de nature, il renonçait à faire dépendre son existence d'un travail de bureau, des succès littéraires, et prenait un métier, celui de... On ne devinera pas... de copiste de musique. Pour être conséquent, il eût dû se faire bûcheron ou chasseur.

L'amour subit de Rousseau pour les vertus primitives ne l'empêcha pas de conserver sa concubine Thérèse. Il trouvait peut-être que cette situation le rapprochait plus complétement de la vie sauvage. Il poussa plus loin encore l'imitation de la nature la plus brutale: il avait eu des enfants; il les fit porter aux Enfants-Trouvés, et ne s'inquiéta jamais de leur sort.

Jean-Jacques Rousseau avait publié deux comédies de sa composition qui n'avaient pas eu la moindre réussite. En 1752, il fit représenter le Devin du village, opéra pastoral, dont il avait composé les paroles et la musique: le succès en fut immense. La Lettre sur la musique française ne fit pas moins de bruit. C'était déjà chose assez bizarre qu'un opéra du grand ennemi de la civilisation: ce ne fut point assez d'inconséquences. Quelques années après (1758), il publia, à l'occasion du theâtre qu'on voulait établir à Genève, sa Lettre sur les spectacles, lettre pleine de force et de logique dans laquelle il démontrait tous les dangers du spectacle dramatique, et cherchait à prouver que la comédie même la plus morale était nuisible pour les mœurs publiques. Alors que pourrait-on dire de l'opéra ?

Après avoir passé vingt mois à l'Ermitage, dans la vallée de

Montmorency, près de deux femmes célèbres, Mme d'Epinay, et sa belle-sœur la comtesse d'Houdetot, Rousseau quitta l'asile qu'il devait à la première, pour la maison de MontLouis, sise au même endroit, et bientôt après pour un appartement au château du maréchal de Luxembourg. Il y demeurait lorsque parurent la Nouvelle Héloïse et la traduction du premier livre des Histoires de Tacite (1759), le Contrat social et l'Emile (1762). Ce dernier ouvrage fut poursuivi et brûlé publiquement à Paris et à Genève. Jean-Jacques, obligé de quitter la France, habita successi vement Neufchâtel, où, vêtu en Arménien, il fit des lacets pour vivre, écrivit sa Réponse au mandement de l'archevêque de Paris (M. de Beaumont), et composa ses fameuses Lettres de la Montagne contre Genève; l'île de Saint-Pierre, dans le lac de Bienne; le château de Wootton, en Angleterre; le château de Trie, près Gisors; lès environs de Bourgoin, etc. Son esprit inquiet et soupçonneux, qui lui faisait voir partout des ennemis, des complots, les querelles qu'il se fit avec tous ceux qui voulurent lui rendre service, l'empêchèrent de se fixer nulle part. En 1770, il revint à Paris, où l'autorité toléra sa présence. C'est alors qu'il logea dans la rue Plâtrière, qui depuis a porté son nom. C'est là qu'il acheva ses Confessions (1770), qu'il publia ses Lettres sur la botanique (1771-3), qu'il écrivit sur le Gouvernement de Pologne (1772), qu'il donna ses Dialogues (1775-6), et travailla à ses Rêveries.

Six semaines avant sa mort, Rousseau alla demeurer à Ermenonville,dans une propriété appartenant à M. de Girardin. On croit qu'il y abrégea ses jours par le poison et par le pistolet. (3 juillet 1778.)

J.-J. ROUSSEAU CONSIDÉRÉ COMME HOMME ET COMME ÉCRIVAIN.

Il nous faut maintenant apprécier Rousseau comme homme et comme écrivain.

Sans famille, sans amis, sans patrie, errant de pays en pays, de condition en condition, gêné par tout l'ensemble d'un monde où il n'était pour rien, Rousseau conçut un esprit de révolte, une fierté intérieure qui s'exaltèrent jusqu'au délire. La vanité des autres auteurs du siècle était tout extérieure. La sienne, qui, pendant longtemps, n'avait reçu du dehors aucune jouissance, s'était réfugiée au plus profond de son âme

pour y troubler son bonheur, et ne lui donner jamais de relâche. Rien ne le pouvait satisfaire: sans bienveillance pour les hommes, tout ce qui venait d'eux ne pouvait l'adoucir. Il était de ces esprits dont l'orgueil est tellement insatiable qu'au besoin ils s'indigneraient d'être hommes, s'imaginant que la nature leur doit plus qu'aux autres. Tout dans la société blesse de tels caractères; ils ne savent se soumettre à rien, pas même à la force des choses. La nécessité, non-seulement les afflige, mais les humilie.

C'est dans une disposition pareille que Jean-Jacques a puisé son talent, ses opinions et ses fautes. Isolé parmi le monde, il ne sentit jamais les devoirs que comme une chaîne; jamais leur accomplissement ne fut pour lui la source d'aucune jouissance. Se trouvant toujours dans une position fausse où ses sentiments étaient déplacés, il accusa de ses malheurs les institutions humaines. Au fond de son cœur, il les accusait sans doute aussi de ses fautes, et c'est ainsi qu'il nourrissait un sentiment d'aigreur hostile contre la société où son caractère et les circonstances l'avaient empêché de prendre une place convenable.

Rousseau voulut faire marcher l'homme à la vertu, non par respect pour les devoirs, mais par un élan libre et passionné, route peu sûre et où se sont égarés tous ceux qui l'ont choisie. La vie de Jean-Jacques en est un exemple. Elle fut remplie d'erreurs et de fautes, et pourtant nul n'a professé la vertu avec plus de chaleur et d'enthousiasme. Quand une fois on n'a pas soumis sa conduite aux règles prescrites, c'est en vain que l'imagination s'enflamme de zèle pour tout ce qui est noble et honnête, on n'en est pas plus vertueux. C'est une triste particularité des temps civilisés que des caractères nourris d'illusion, qui, s'isolant des réalités, vivent dans l'idéal des sentiments. Leur tête s'exalte, ils ressentent avec vivacité la passion du bien; leur imagination ne voit rien que de pur, ne connaît rien de mauvais. Mais ils ont dédaigné les voies tracées, ils n'ont point regardé les devoirs comme sacrés, et ils marchent d'erreurs en erreurs, sans même les apercevoir. De là vient que, dans leur aveugle orgueil, ils ne se croient point coupables; que Rousseau, par exemple, s'estimait le plus vertueux des hommes et qu'il voulait se présenter devant le tribunal de Dieu, ses livres à la main, pensant qu'on trouverait dans leurs pages de quoi racheter toutes ses fautes.

Cette disposition funeste influe sensiblement sur la nature

du talent. L'homme dont la vie marche d'accord avec ses sentiments les exprime simplement et sans efforts; il y a dans ses paroles, tant élevées qu'elles puissent être, quelque chose de positif et d'assuré qui pénètre, émeut, entraîne. Celui dont la vertu n'existe que dans l'imagination s'échauffe davantage; il s'enivre de ses paroles et s'y attache d'autant plus que c'est son seul bien; il ne manque pas de vérité, ce sont bien des sentiments sincères qu'il exprime; c'est bien son âme qui révèle son émotion à la nôtre. Il nous persuade, il nous remue; cependant nous entrevoyons, sans nous en rendre compte, quelque contradiction. Nous ne nous reposons pas avec pleine. confiance dans ses discours; son génie est brillant, il est vrai, mais il n'est pas simple. Ce dernier caractère du génie, qui fait son charme éternel, lui manque. Et Rousseau se trouve par là bien loin de l'éloquence de Bossuet.

Telle fut la couleur générale de tous les écrits de Jean-Jacques Rousseau; mais il faut montrer comment elle s'applique à chacun d'eux en particulier.

LA NOUVELLE HÉLOÏSE.

Le roman, qui jadis n'avait été qu'un récit naïf des faits; qui, sous le règne de Louis XIV, avait commencé d'y joindre la peinture détaillée des sentiments, prit sous la plume de JeanJacques un caractère nouveau. Les faits devinrent la moindre partie du tableau: ce fut surtout à retracer les mouvements de l'âme qu'il fut destiné; non pas ces mouvements simples que produit immédiatement l'effet des circontauces, dont se compose le caractère, et d'où résulte la conduite; mais l'action intérieure de l'âme sur elle-même, lorsque, sur les ailes des passions et de l'imagination, elle prend son essor loin des choses réelles et positives. Rousseau plaça ses personnages sur cette scène idéale, la seule où lui-même se plut à vivre, et son livre n'en est que plus dangereux. Les premières parties de la Nouvelle Héloïse contiennent des lettres amoureuses dont la lecture peut faire croire que les passions sont vraiment irrésistibles; les dernières parties semblent avoir pour objet de familiariser le lecteur avec l'athéisme et le matérialisme. L'auteur y représente un homme sans aucune croyance comme le meilleur des pères, le meilleur des époux, le meilleur des citoyens. Quant à l'intrigue de ce long roman épistolaire, elle est aussi mal conduite que l'ordonnance en est mauvaise.

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