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tendre ce qui regarde son successeur : on verra que Louis XI, né et élevé au milieu de ces désordres, en sentit les funestes effets, Indépendamment de son caractère propre, les réflexions qu'il fit sur les premiers objets dont il fut frappé contribuèrent beaucoup à la conduite que nous lui verrons tenir. » L'abbé Le Grand ne fait pas cette remarque, d'ailleurs très-naturelle et judicieuse. Louis XI, encore dauphin, dans ses traverses et ses brouilles avec son père, envoie-t-il une lettre circulaire à tout le clergé du royaume pour demander des prières, Duclos ajoute: « Il faisait ordinairement des vœux lorsqu'il se croyait sans ressources du côté des hommes. » Louis XI, dauphin, se réfugie-t-il en Bourgogne, en se confiant pour l'y conduire au prince d'Orange et au maréchal de Bourgogne, c'est-à-dire à ses deux plus grands ennemis, Duclos dit : « Le dauphin préféra des ennemis généreux à des amis suspects. >> Pendant son séjour à la cour de Bourgogne, le dauphin montre-t-il le plus violent dépit de ce que son père a nommé d'autres officiers en Dauphiné, Duclos dira: « Il était aussi jaloux de son autorité que s'il ne fût jamais sorti de son devoir. » Si minutieuses que soient ces remarques, continue M. Sainte-Beuve, j'ose assurer que, pour les divers livres que j'ai examinés, la part d'originalité de Duclos, dans sa rédaction de l'Histoire de Louis XI, se réduit à peu près à de tels ornements et assaisonnements de narration. Joignez-y quelques maximes jetées d'un air de leçon. Tout le reste est emprunté.

Et nulle part il n'offre ce grand côté de talent, il n'a cet éclat de vue et de nouveauté qui absout, qui couvre et honore tous les emprunts.

La conclusion de l'Histoire de Duclos est piquante, et elle a couru comme un de ces mots heureux qu'il lançait en causant. L'abbé Le Grand, dans les pages qui terminent, lui a servi de guide comme partout. Après avoir raconté la mort de Louis XI, le judicieux abbé disait : « Teile fut la fin de ce prince. S'il eut de grands défauts, il eut aussi de grandes vertus, et la France a eu peu de rois qui eussent eu plus de talents et de qualités nécessaires pour bien gouverner. » Et après une comparaison suivie de Louis XI avec Louis XIII, puis avec Louis XII, il termine de la sorte: « Si présentement quelqu'un, dépouillé de toute prévention et pesant tout au poids du sanctuaire, voulait faire le parallèle de ces deux rois, il trouverait qu'après avoir épargné Louis XII sur tout ce qu'il a fait jusqu'à ce qu'il soit monté sur le trône, on n'en pourrait faire que ce qui s'appelle

un bonhomme, et que Louis XI, malgré tous les défauts qu'on peut lui reprocher, a été un grand roi. »

Duclos ici s'est piqué d'honneur, et, rentrant dans ce genre de tour énergique et bref qui est à lui, il a dit : « Il s'en faut beaucoup que Louis XI soit sans reproche, peu de princes en ont mérité d'aussi graves; mais on peut dire qu'il fut également célèbre par ses vices et par ses vertus, et que, tout mis en balance, c'était un roi.» On a là le plus frappant exemple du genre de supériorité que Duclos a sur l'abbé Le Grand comme écrivain. Pour tout le reste, il lui est inférieur non-seulement en mérite historique, mais l'oserai-je dire? sinon pour l'agrément (laissons ce mot qui ne s'applique ni à l'un ni à l'autre), du moins pour l'intérêt, pour cet intérêt lent et suivi qui naît du fond des choses et qui, de l'auteur consciencieux, se cornmunique au lecteur réfléchi. Comparé à son devancier, Duclos ne saurait être défini qu'un abréviateur avec trait. Voltaire lui écrivait par compliment : « Bonsoir, Salluste. » Il aurait dû se contenter de lui écrire : « Bonsoir, Justin. »

Mais dans ses Mémoires secrets, dans cette histoire de son temps, qu'il a retracée en qualité d'historiographe, et qui n'a été publiée que longtemps après sa mort (1790), c'est là que Duclos, dit-on, s'est montré lui-même. « On y trouve, dit Grimm, ce qu'il sut pour ainsi dire toute sa vie, ce qu'il sut mieux que personne; très-répandu dans la société, M. Duclos a connu personnellement la plupart des personnages qu'il a entrepris de peindre à la postérité. » Il n'avait pas soupé avec Louis XI, a remarqué Sénac de Meilhan, expliquant par là la froideur de la précédente Histoire; il avait, au contraire, soupé avec bon nombre de ceux dont il fait mention dans ses Mémoires de la Régence et du règne de Louis XV. Cela est vrai; les Mémoires secrets de Duclos ont de l'intérêt, de l'agrément, de la vivacité; il y a du sien souvent; il y marque sa griffe par certaines anecdotes qu'il savait d'original. Mais, chose singulière et qu'on n'a pas assez relevée, il n'a fait, dans l'ensemble, et pour les trois quarts de l'ouvrage, qu'appliquer exactement le même procédé dont il avait usé dans l'Histoire de Louis XI, et qu'il avait trouvé apparemment commode : il n'a fait que suivre pas à pas et abréger Saint-Simon. (Causeries du Lundi.)

Duclos mourut en 1774.

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Nous voici maintenant arrivés à ce qu'on peut appeler la bande de Voltaire. Ce groupe nombreux renfermait des hommes de talents divers, véritables meneurs de la faction philosophique dont ils étaient le noyau; hommes d'action, sans cesse à la brèche, qui ne firent que détruire, et en qui les facultés spéculatives restèrent complétement subordonnées au but pratique. Les plus illustres sont d'Alembert, Diderot, Helvétius, Raynal, puis deux Allemands, le baron d'Holbach et le baron de Grimm.

Du reste, sauf Voltaire, les chefs de ce mouvement sont des hommes d'une médiocre valeur intellectuelle. Voltaire fut le roi. A une grande distance nous trouvons Diderot. D'Alembert était un mathématicien distingué; mais comme littérateur, sa place n'est pas très-élevée. Le nombre du parti fit sa force; tous ensemble, par leurs œuvres, leurs conversations, leur influence, contribuèrent à la démolition. La destruction toute seule ne demande pas tant de puissance. (M. Vinet, Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle.)

D'Alembert,

Jean Le Rond d'Alembert, géomètre, littérateur, philosophe, secrétaire perpétuel de l'Académie française, des académies des sciences de Paris, Berlin, Pétersbourg, etc., naquit à Paris le 16 novembre 1717. Un voile impénétrable cacha longtemps au public le mystère de sa naissance; mais enfin le temps a tout découvert, et l'on sait aujourd'hui que d'Alembert était fils naturel de Destouches, commissaire provincial d'artillerie, et de Mme de Tencin, femme célèbre par son esprit philosophique, sa beauté et le déréglement de ses mœurs. Aban

donné dès sa naissance par ceux qui lui avaient donné le jour, il fut exposé sur les marches de Saint-Jean le Rond, église située près Notre-Dame, et détruite maintenant. Un commissaire de police le recueillit, et, soit qu'il eût des instructions particulières, soit que l'existence de cet enfant parût assez délicate pour exiger des soins tout particuliers, il fut confié à la femme d'un pauvre vitrier, qui l'éleva comme son enfant, et chez laquelle d'Alembert passa plus de trente ans. Il fit ses études avec succès et annonça de bonne heure un talent distingué. Ses maîtres désirèrent se l'attacher; mais son gout prononcé pour les sciences exactes mit obstacle à leurs projets. I cultiva fort jeune les mathématiques, n'ayant encore ni protecteur ni maître, et il ne dut qu'à lui seul les progrès qu'il fit dans cette science. Ce n'est pas ici qu'il convient de parler de dynamique, de calcul des différences partielles, de précession des équinoxes; nous devons, seulement faire connaître l'écrivain et le philosophe. Et si, sous ce rapport, le talent n'est pas égal à la renommée, l'influence que ce talent exerça n'en mérite pas moins d'être notée dans l'histoire littéraire du xvIIIe siècle. (Feller, Dictionnaire.)

Un savant célèbre de nos jours, parlant avec admiration du génie mathématique de d'Alembert, lui reprochait seulement de manquer d'élégance dans le calcul. Mais là d'Alembert était inventeur. Il n'en est pas de même dans ses autres écrits; hors de la géométrie, l'originalité l'abandonne; et même, lorsqu'il ne prend que la philosophie des sciences, vous ne lui trouvez ni cette étendue ingénieuse de l'esprit de Fontenelle, ni cette belle clarté de Mairan, ni cette facile et éloquente dé monstration de quelques savants nos contemporains. Son style est toujours froid et contraint. Quoique occupé de grandes choses, (qu'y a-t-il de plus grand que d'avoir créé une science, et médité sur toutes ?) il manque de force et d'élévation dans l'expression. On a dit que c'était un système de sa part, et qu'à şes yeux le langage des sciences voulait une sévère simplicité. Ce n'est pas la simplicité que nous lui reprochons, c'est parfois quelque chose de plus. D'Alembert s'ennuyait du style de Buffon, il le trouvait fastueux et déclamatoire. Consulté sur ce jugement, un homme d'esprit répondit : « Que voulezvous? il n'est pas donné à tout le monde d'être sec. >>

Le scepticisme qu'avait adopté d'Alembert, et qui se montre si fort à nu dans sa correspondance intime avec Frédéric, n'était pas fait pour corriger cette disposition naturelle de son

esprit; et la réserve qu'il s'imposa d'ordinaire, 'es précautions dont il enveloppait souvent ses pensées les plus hardies, devaient nuire également au naturel et à la vivacité de son style. Toutefois, lorsque, déjà célèbre en Europe par ses grands travaux mathématiques, et un peu rassasié de cette gloire par vingt ans d'études et de succès, il se tourna vers les lettres; son coup d'essai fut une œuvre de maître, le Discours préliminaire de l'Encyclopédie. Publié à peu d'années de l'Essai sur les mœurs, de l'Esprit des lois, et des premiers écrits de Rousseau, cet ouvrage eut son éclat dans le midi du xvne siècle. La méthode et plusieurs idées étaient empruntées de Bacon. Mais le tableau de tout ce que les sciences avaient fait de grand depuis Bacon, une exposition plus précise, et cet ensemble de vues comparées, qui naît du progrès général, suffisaient à la gloire du nouveau travail; seulement on n'y sent pas assez ce qui domine dans Bacon, ce qui couvre ses omissions et ses erreurs, l'enthousiasme de la science. On dirait que d'Alembert appliquait à tout les procédés rigoureux des mathématiques, au lieu de porter, dans cette science même, l'imagination élevée du métaphysicien. De là ce péristyle de l'Encyclopédie, correct et bien distribué, ne frappe pas les yeux par cet air de grandeur qui saisit à l'ouverture du livre de Bacon, Sur la dignité et les accroissements des connaissances humaines.

Dans la première partie de ce discours, après avoir établi que l'homme doit toutes ses idées aux sensations, sauf cependant une loi naturelle qui se trouve au dedans de lui, exception trèsfondée, mais qui détruit le principe, l'auteur esquisse la généalogie des sciences, en commençant par les notions intellectuelles du vice et de la vertu, de la spiritualité de l'âme et de l'existence de Dieu, et en passant successivement aux connaissances qui ont pour objet les besoins du corps, et la nature physique exploitée, comparée, mesurée. Il est à remarquer que, dans cet enchaînement et dans ce point de départ, d'Alembert s'éloigne tout à fait de Diderot, et exprime une tout autre croyance :

« Les propriétés que nous apercevons dans la matière, ditil, n'ont rien de commun avec la faculté de vouloir et de pensér. »

Ailleurs, il reconnaît une égale certitude aux vérités morale et aux vérités géométriques. En tout, le caractère de ce dis

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