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Montmorency, près de deux femmes célèbres, Mme d'Epinay, et sa belle-sœur la comtesse d'Houdetot, Rousseau quitta l'asile qu'il devait à la première, pour la maison de MontLouis, sise au même endroit, et bientôt après pour un appartement au château du maréchal de Luxembourg. Il y demeurait lorsque parurent la Nouvelle Héloïse et la traduction du premier livre des Histoires de Tacite (1759), le Contrat social et l'Emile (1762). Ce dernier ouvrage fut poursuivi et brûlé publiquement à Paris et à Genève. Jean-Jacques, obligé de quitter la France, habita successi vement Neufchâtel, où, vêtu en Arménien, il fit des lacets pour vivre, écrivit sa Réponse au mandement de l'archevêque de Paris (M. de Beaumont), et composa ses fameuses Lettres de la Montagne contre Genève; l'île de Saint-Pierre, dans le lac de Bienne; le château de Wootton, en Angleterre; le château de Trie, près Gisors; lès environs de Bourgoin, etc. Son esprit inquiet et soupçonneux, qui lui faisait voir partout des ennemis, des complots, les querelles qu'il se fit avec tous ceux qui voulurent lui rendre service, l'empêchèrent de se fixer nulle part. En 1770, il revint à Paris, où l'autorité toléra sa présence. C'est alors qu'il logea dans la rue Plâtrière, qui depuis a porté son nom. C'est là qu'il acheva ses Confessions (1770), qu'il publia ses Lettres sur la botanique (1771-3), qu'il écrivit sur le Gouvernement de Pologne (1772), qu'il donna ses Dialogues (1775-6), et travailla à ses Rêveries.

Six semaines avant sa mort, Rousseau alla demeurer à Ermenonville,dans une propriété appartenant à M. de Girardin. On croit qu'il y abrégea ses jours par le poison et par le pistolet. (3 juillet 1778.)

J.-J. ROUSSEAU CONSIDÉRÉ COMME HOMME ET COMME ÉCRIVAIN.

Il nous faut maintenant apprécier Rousseau comme homme et comme écrivain.

Sans famille, sans amis, sans patrie, errant de pays en pays, de condition en condition, gêné par tout l'ensemble d'un monde où il n'était pour rien, Rousseau conçut un esprit de révolte, une fierté intérieure qui s'exaltèrent jusqu'au délire. La vanité des autres auteurs du siècle était tout extérieure. La sienne, qui, pendant longtemps, n'avait reçu du dehors aucune jouissance, s'était réfugiée au plus profond de son âme

pour y troubler son bonheur, et ne lui donner jamais de relâche. Rien ne le pouvait satisfaire: sans bienveillance pour les hommes, tout ce qui venait d'eux ne pouvait l'adoucir. Il était de ces esprits dont l'orgueil est tellement insatiable qu'au besoin ils s'indigneraient d'être hommes, s'imaginant que la nature leur doit plus qu'aux autres. Tout dans la société blesse de tels caractères; ils ne savent se soumettre à rien, pas même à la force des choses. La nécessité, non-seulement les afflige, mais les humilie.

C'est dans une disposition pareille que Jean-Jacques a puisé son talent, ses opinions et ses fautes. Isolé parmi le monde, il ne sentit jamais les devoirs que comme une chaîne; jamais leur accomplissement ne fut pour lui la source d'aucune jouissance. Se trouvant toujours dans une position fausse où ses sentiments étaient déplacés, il accusa de ses malheurs les institutions humaines. Au fond de son cœur, il les accusait sans doute aussi de ses fautes, et c'est ainsi qu'il nourrissait un sentiment d'aigreur hostile contre la société où son caractère et les circonstances l'avaient empêché de prendre une place convenable.

Rousseau voulut faire marcher l'homme à la vertu, non par respect pour les devoirs, mais par un élan libre et passionné, route peu sûre et où se sont égarés tous ceux qui l'ont choisie. La vie de Jean-Jacques en est un exemple. Elle fut remplie d'erreurs et de fautes, et pourtant nul n'a professé la vertu avec plus de chaleur et d'enthousiasme. Quand une fois on n'a pas soumis sa conduite aux règles prescrites, c'est en vain que l'imagination s'enflamme de zèle pour tout ce qui est noble et honnête, on n'en est pas plus vertueux. C'est une triste particularité des temps civilisés que des caractères nourris d'illusion, qui, s'isolant des réalités, vivent dans l'idéal des sentiments. Leur tête s'exalte, ils ressentent avec vivacité la passion du bien; leur imagination ne voit rien que de pur, ne connaît rien de mauvais. Mais ils ont dédaigné les voies tracées, ils n'ont point regardé les devoirs comme sacrés, et ils marchent d'erreurs en erreurs, sans même les apercevoir. De là vient que, dans leur aveugle orgueil, ils ne se croient point coupables; que Rousseau, par exemple, s'estimait le plus vertueux des hommes et qu'il voulait se présenter devant le tribunal de Dieu, ses livres à la main, pensant qu'on trouverait dans leurs pages de quoi racheter toutes ses fautes.

Cette disposition funeste influe sensiblement sur la nature

du talent. L'homme dont la vie marche d'accord avec ses sentiments les exprime simplement et sans efforts; il y a dans ses paroles, tant élevées qu'elles puissent être, quelque chose de positif et d'assuré qui pénètre, émeut, entraîne. Celui dont la vertu n'existe que dans l'imagination s'échauffe davantage; il s'enivre de ses paroles et s'y attache d'autant plus que c'est son seul bien; il ne manque pas de vérité, ce sont bien des sentiments sincères qu'il exprime; c'est bien son âme qui révèle son émotion à la nôtre. Il nous persuade, il nous remue; cependant nous entrevoyons, sans nous en rendre compte, quelque contradiction. Nous ne nous reposons pas avec pleine. confiance dans ses discours; son génie est brillant, il est vrai, mais il n'est pas simple. Ce dernier caractère du génie, qui fait son charme éternel, lui manque. Et Rousseau se trouve par là bien loin de l'éloquence de Bossuet.

Telle fut la couleur générale de tous les écrits de Jean-Jacques Rousseau; mais il faut montrer comment elle s'applique à chacun d'eux en particulier.

LA NOUVELLE HÉLOÏSE.

Le roman, qui jadis n'avait été qu'un récit naif des faits; qui, sous le règne de Louis XIV, avait commencé d'y joindre la peinture détaillée des sentiments, prit sous la plume de JeanJacques un caractère nouveau. Les faits devinrent la moindre partie du tableau: ce fut surtout à retracer les mouvements de l'âme qu'il fut destiné; non pas ces mouvements simples que produit immédiatement l'effet des circontauces, dont se compose le caractère, et d'où résulte la conduite; mais l'action intérieure de l'âme sur elle-même, lorsque, sur les ailes des passions et de l'imagination, elle prend son essor loin des choses réelles et positives. Rousseau plaça ses personnages sur cette scène idéale, la seule où lui-même se plut à vivre, et son livre n'en est que plus dangereux. Les premières parties de la Nouvelle Héloïse contiennent des lettres amoureuses dont la lecture peut faire croire que les passions sont vraiment irrésistibles; les dernières parties semblent avoir pour objet de familiariser le lecteur avec l'athéisme et le matérialisme. L'auteur y représente un homme sans aucune croyance comme le meilleur des pères, le meilleur des époux, le meilleur des citoyens. Quant à l'intrigue de ce long roman épistolaire, elle est aussi mal conduite que l'ordonnance en est mauvaise.

En parlant de la Nouvelle Héloïse, Rousseau dit : « J'ai vu les mœurs de mon siècle et j'ai donné ces lettres. » Il est triste de penser qu'il y ait eu un siècle dont les mœurs valaient moins que celles de la Nouvelle Héloïse. Au reste l'auteur se condamne lui-même, sous le rapport moral, lorsqu'il déclare dans sa préface que toute femme qui lit ce livre veut se perdre, ou plutôt, ajoute-t-il, elle est déjà perdue.

L'ÉMILE.

L'Emile est un ouvrage essentiellement dogmatique. Il était tout simple que Rousseau, s'occupant d'éducation, voulût élever l'enfant, non pour la société, mais contre la société. Il est parti de cette base, et conséquemment a dû faire un ouvrage inapplicable. Un autre vice, c'est de placer l'enfant dans cet ensemble de circonstances factices, arrangées autour de lui pour produire un effet calculé. C'était avoir bien mal observé le premier âge. Aussi Rousseau tombe-t-il dans la plus grossière erreur sur la marche progressive des idées et des sentiments dans les enfants. Mais n'était-il pas juste qu'un père comme Rousseau méconnût l'enfance? Il faut en effet ignorer complétement les premières notions d'éducation pratique pour vouloir que l'enfant refasse, à lui, tout le travail de la civilisation, et qu'il invente tout ce qu'il doit apprendre, depuis les sciences jusqu'aux vertus.

Dans ce roman d'éducation, Rousseau se montra plus audacieux que jamais : il s'efforça de prouver que dans la religion la morale est tout, et que si la morale est pure, peu importent le dogme et le culte. Insensé ! qui ne voyait pas qu'en annulant ainsi la religion, la morale restait nue et privée de base de sanction; que l'immoralité devenait seulement une affaire de goût. Mais sa morale est même loin d'être pure. Plus qu'Helvétius, il l'a fondée sur la considération de l'intérêt personnel; cela devrait être de la part d'un homme qui manqua toujours de bienveillance pour ses semblables. Et que dire encore d'un homme qui veut que dans l'éducation on suive en tout la nature, qu'on laisse germer et grandir les passions de l'enfant sans les combattre par la crainte de Dieu et l'enseignement des vérités religieuses; enfin que la religion, enseignée ou plutôt exposée tardivement, devienne pour l'élève un guide qu'il peut prendre ou laisser à son choix?

LE CONTRAT SOCIAL.

Sous l'enseigne trompeuse de la liberté et de la souveraineté, le Contrat social est en réalité un système de servitude et de despotisme plus oppresseur que les législations les plus tyranniques de l'antiquité. En posant des principes absolus dont il déduit les conséquences avec une rigueur géométrique, Rousseau, rejetant bien loin la prudente méthode de Montesquieu, ne s'est embarrassé ni de l'histoire ni de la science politique, ni de la pratique des affaires; sa pensée a combiné, dans l'isolement, les ressorts d'une machine simple et puissante, sans dessein d'application complète et prochaine, autant peut-être par ambition de montrer la force et la sagacité de son génie que par espérance de transformer un jour le monde.

Mais Rousseau sut donner à ces principes abstraits une forme neuve et piquante. La division en courts chapitres, le style impérieux et précis, les axiomes tranchants, le mélange de dialectique et d'humeur, d'abstractions et de saillies amères, firent beaucoup lire le Contrat social. La Révolution y puisa des principes et toute une nomenclature politique. Depuis la Déclaration des droits de l'homme jusqu'à la constitution de 1793, il n'est aucun grand acte de cette époque où vous ne trouviez l'influence bien ou mal comprise de Rousseau. C'est lui, et non pas l'éducation des colléges, comme on l'a dit, qui avait créé cet enthousiasme de l'antiquité, fécond en parodies et en crimes. Que de fois, en parcourant les annales de la tribune d'alors, on trouve les principes, les pensées, les phrases de Rousseau, imités, commentés, copiés, et souvent par quels hommes! Rousseau fut, à quelques égards, la Bible de ce temps.

Une telle influence n'est pas celle qui convient au caractère et au progrès de la liberté moderne ; et de nos jours un célèbre publiciste a pu dire, sans être démenti :

« Je ne connais aucun système de servitude qui ait consacré des erreurs plus funestes que l'éternelle métaphysique du Contrat social. « (Benjamin-Constant, Cours de politique constitutionnelle, tome 1, page 329.)

L'expérience a ruiné les théories politiques de Rousseau; notre siècle n'admet pas l'infaillibilité du peuple; il contrôle, par l'éternelle idée de la justice, les actes de tous les pouvoirs, quels qu'ils soient, et l'autorité n'est légitime à ses yeux que

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