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naire d'une âme jeune, avide d'estime, et que blesse l'apparence seule d'un reproche, voilait trop souvent les lumières de son esprit pour ne laissser apercevoir que l'intéressante et douce simplicité de son caractère. C'est près de lui qu'on eût pu concevoir cette pensée qu'il a exprimée depuis avec tant de charme Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que les vertus naissantes d'un jeune homme.

La guerre d'Italie n'avait pas été longue; mais la paix qui la suivit ne fut pas non plus de longue durée. Une nouvelle guerre vint troubler la France en 1741. Le régiment du roi fit partie de l'armée qu'on envoya en Allemagne, et qui pénétra jusqu'en Bohême. On se rappelle tout ce que les troupes françaises eurent à souffrir dans cette honorable et pénible campagne, et surtout dans la fameuse retraite de Prague, qui s'exécuta au mois de décembre 1742. Le froid fut excessif. Vauvenargues, naturellement faible, en souffrit beaucoup plus que les autres. Il rentra en France au commencement de 1743 avec une santé détruite; sa fortune peu considérable avait été épuisée par les dépenses de la guerre. Neuf années de service ne lui avaient procuré que le grade de capitaine, et ne lui donnaient aucun espoir d'avancement.

Il se détermina à quitter un état, honorable sans doute pour tous ceux qui s'y livrent, mais où il est difficile de se faire honorer plus que des milliers d'autres, lorsque la faveur ou les circonstances ne font pas sortir un militaire de la foule pour s'élever à quelque commandement.

Vauvenargues avait étudié l'histoire et le droit public; l'habitude et le goût du travail, et aussi ce sentiment de ses forces que la modestie la plus vraie n'éteint pas dans un esprit supérieur, lui firent croire qu'il pourrait se distinguer dans la carrière des négociations. Il désira d'y entrer, et fit part de son désir à M. de Biron, son colonel, qui, loin de lui promettre son appui, ne lui laissa entrevoir que la difficulté de réussir dans un tel projet.

Etranger à la cour, inconnu du ministre dont il aurait pu solliciter la faveur, privé du secours du chef qui aurait pu appuyer sa demande, Vauvenargues prit le parti de s'adresser directement au roi, pour lui témoigner le désir de le servir dans les négociations. Il écrivit en même temps à M. Amelot, ministre des affaires étrangères. Ses deux lettres étant restées sans réponse, il osa alors manifester son mécontentemeut dans une lettre pleine de noblesse qu'il adressa de nouveau à M. Ame

lot, et cette lettre, que personne peut-être n'eût voulu se charger de présenter au ministre, valut à Vauvenargues une réponse favorable, avec la promesse d'être employé lorsque l'occasion s'en présenterait. Mais un triste incident vint tromper ses espérances. Il était retourné au sein de sa famille pour se livrer en paix aux études qu'exigeait la carrière où il se croyait près d'entrer, lorsqu'il fut atteint d'une petite vérole de l'espèce la plus maligne, qui défigura ses traits, et le laissa dans un état d'infirmité continuelle et sans remède. Ainsi ce jeune homme, plein d'énergie dans le caractère, d'activité dans l'esprit, de générosité dans les sentiments, se vit condamné à perdre dans l'obscurité tant de dons précieux, en attendant qu'une mort douloureuse vînt terminer, à la fleur de son âge, une vie où n'avait jamais brillé un instant de bonheur.

Vauvenargues ne trouva de consolation que dans l'étude ét l'amour des lettres, qui, dans tous les temps, l'avaient soutenu contre toutes les contrariétés qu'il avait éprouvées. Il s'occupa à revoir et à mettre en ordre les réflexions et les petits écrits qu'il avait jetés sur le papier dans les loisirs d'une vie si agitée; il publia, en 1746, son Introduction à la connaissance de l'esprit humain, suivie de Réflexions et de Maximes. L'année même de sa mort, qui arriva en 1747, cet ouvrage reparut avec les corrections préparées par lui sous les yeux de Voltaire. Enfin il y a quelques années, on a publié, sous le titre d'OEuvres posthumes, les variantes, les ébauches de ses premiers écrits, et quelques morceaux inédits, entré autres dix-huit Dialogues des morts, qui rappellent, avec bien moins de force, le bon sens et la simplicité des Dialogues de Fénelon.

Nous avons donc maintenant sous les yeux tout Vauvenargues. Nous pouvons suivre, sur ses brouillons mêmes, le travail de cet esprit élégant et pur, et surprendre en même temps le secret de son âme.

Sans approcher du génie de Pascal, Vauvenargues a eu cette ressemblance avec lui de n'être pas un philosophe qui observe à loisir, mais un homme qui souffre, qui écrit pour le soulagement de son cœur. Critique supérieur, sans beaucoup de littérature, et seulement par la vive intelligence de quelques excellents livres, il fut moraliste profond, sans beaucoup de connaissance des hommes, et surtout par l'étude de lui-même et le travail assidu sur son âme. C'était un soin dont ne s'avisait guère la philosophie raisonneuse et sensuelle du XVIIIe

siècle. Ce fut là ce qui distingua Vauvenargues, et fit sa vertu. Cherchons dans Vauvenargues, non pas cette variété d'expériences et cette riche diversité de portraits qui plaît dans La Bruyère. Vous n'avez pas affaire à un spectateur spirituel et désintéressé de la vie, mais à une âme aux prises avec la douleur, et s'est améliorée par elle. De la l'intérêt et le charme sérieux de cette lecture.

Ce jeune homme mal élevé, mais plein d'honneur, jeté dans la vie militaire, en avait partagé d'abord la dissipation et la licence. Il y mêlait pourtant déjà le goût des lettres. Il faisait, sur les plaisirs de son âge, des vers dont il rougissait plus tard, en les envoyant à Volfaire, juge peu redoutable de pareilles erreurs. « Je manquais beaucoup de principes, dit-il, quand je hasardai ces pièces déshonnêtes. » La réflexion et la souffrance lui en donnèrent bientôt. L'amour de la gloire entra dans son âme. Philosophe, il resta fier d'avoir été soldat. C'est à sa campagne de Bohême qu'il songe en écrivant ces mots :

« Le contemplateur, mollement couché dans une chambre tapissée, invective contre le soldat qui passe les nuits d'hiver le long d'un fleuve, et veille en silence pour le salut de la patrie. »

Mais, soldat, il avait été plein de pitié; c'est peut-être sa propre histoire qu'il raconte dans le portrait de ce jeune homme, qui, moqué par ses amis pour sa bonté, même envers le vice, lui répond:

« Mes amis, vous riez de trop peu de chose; le monde est rempli de misères qui serrent le cœur ; il faut être humain. Le désordre des malheureux est toujours le crime des riches. »

Tout cela, dans une garnison, avait dû lui donner l'air d'originalité qui appartient à la vertu. Les traits qui, dans ses écrits, peignent ce caractère, sont excellents, et il les a tous résumés dans le beau et mélancolique portrait de Clazomène, qui n'est autre que lui-même :

« Clazomène a fait l'expérience de toutes les misères de l'humanité. Les maladies l'ont assiégé dans son enfance et l'ont sevré dans la fleur de son âge de tous les plaisirs. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l'ambition dans la pauvreté. Il s'est vu, dans ses disgrâces, méconnu de tous ceux qu'il aimait. L'injure a flétri sa vertu, et il a été offensé de tous ceux dont il ne pouvait prendre vengeance. Ses talents, son travail continuel, son attachement pour ses amis n'ont pu fléchir la dureté de la fortune. La sagesse n'a pu

le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu'il ne méritait pas et celui que son imprudence lui a attiré. La mort l'a surpris au milieu d'une si pénible carrière. Le hasard se joue du travail et de la sagesse des hommes; mais la prospérité des hommes faibles ne peut les élever à la hauteur que la calamité inspire aux âmes fortes; et ceux qui sont courageux savent vivre et mourir sans gloire. »

Vous n'en doutez pas, c'est à lui-même que Vauvenargues pensait en écrivant ces derniers mots; c'est sur sa blessure qu'il avait la main. Il aima passionnément la gloire dans le siècle de la vanité; et cependant, au fond de l'âme, il prisait plus la vertu que la gloire. C'est là ce qui lui a inspiré quelque part une pensée, à la fois fière et modeste, qui achève son portrait :

« On doit se consoler de n'avoir pas les plus grands talents, comme on se console de n'avoir pas les plus grandes places. On peut être au-dessus de l'un et de l'autre par le cœur. >>

L'Introduction à la connaissance de l'esprit humain n'est pas un titre de gloire. A côté de quelques vues fines, il y a bien des choses inexactes et faibles. L'ouvrage n'est pas achevé et n'est pas même fortement conçu. Ce sont des ruines, mais où ne se retrouve pas, comme sous la main de Pascal, la grandeur du monument projeté. Le génie de Vauvenargues, c'est-à-dire le caractère touchant et rare que son âme donnait à son talent, se réduit donc à quelques pensées détachées sur la morale et à quelques jugements sur le goût. On en ferait un petit nombre de pages, mais exquises et dignes des grands maîtres. Le beau n'y paraîtrait, comme le voulait Platon, que la splendeur du bon réfléchie dans les arts. Par là, sans études, sans théories savantes, Vauvenargues prend d'abord une grande place parmi nos critiques. Il vient après Fénelon. Il a cette sensibilité que l'admiration rend éloquente. Peu importe même que ses opinions ne soient pas toutes assez impartiales, et qu'il ait mal jugé Corneille et trop admiré le théâtre de Voltaire. Vauvenargues resta l'admirateur des grands génies chrétiens, dont la gloire et la croyance importunaient Voltaire, et c'est à leur école qu'il écrivit ses Maximes morales.

Cette réforme 'morale, ce travail sur lui-même, qui occupait Vauvenargues, ramène toutes ses pensées à quelques points invariables: la vertu, l'amour de la gloire, Dieu, la soumission à sa providence. (M. Villemain, La Littérature au XVIIIe siècle.)

Toutefois, Vauvenargues n'est guère que déiste. Il y a, dans ses œuvres, bien des traits indirects contre le christianisme :

« Les hommes se défient moins de la coutume et de la tradition de leurs ancêtres que de leur raison. »

<< Il est aisé de tromper les plus habiles en leur proposant des choses qui passent leur esprit et qui intéressent le cœur. »

« Il n'y a rien que la crainte et l'espérance ne persuadent aux

hommes. »

Comment La Harpe, qui range Vauvenargues parmi les moralistes chrétiens, n'a-t-il pas pris garde à des mots pareils? Il cite avec complaisance des passages comme ceux-ci :

« Si tout finissait par la mort, ce serait une extravagance de ne pas donner toute notre application à bien disposer notre vie, puisque nous n'aurions que le présent; mais nous croyons un avenir, et l'abandonnons au hasard; cela est bien plus inconcevable. »

« Nos passions ne sont pas distinctes de nous-mêmes; il y en a qui sont tout le fondement et toute la substance de notre âme... Cela ne dispense personne de combattre ses habitudes et ne doit inspirer aux hommes ni abattement ni tristesse. Dieu les pour tout: la vertu sincère n'abandonne pas ses amants; vices mêmes d'un homme bien né peuvent se tourner à sa gloire. »

L'ensemble du livre de Vauvenargues, tout semé de pensées qui vont à nier la révélation, proteste contre le parti qu'on pourrait tirer de ces passages, où nous ne pouvons voir qu'un langage d'accommodation, bien conforme à la circonspection de l'auteur (1).

Nous croyons qu'il parle là dans les principes du christianisme, à moins qu'on ne veuille lui imputer des moments d'inconséquence, à quoi nous consentons volontiers. Du reste, plus équitable que les déistes de son temps, il blâmait et méprisait l'arrogance de l'incrédulité et les plaisanteries dont le christianisme était l'objet :

(1) Voltaire flattait et stimulait Vauvenargues. Lui écrivant sur une première lecture de son livre, après maint éloge, il ajoutait : « Il y a des choses qui ont affligé ma philosophie : ne peut-on pas adorer l'Etre suprême sans se faire capucin? N'importe! tout le reste m'enchante; vous êtes l'homme que je n'osais espérer.

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