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dis ouvertement à ton ami : J'ai perdu l'espoir de corrompre une honnête femme, me voilà forcé d'être homme de bien; j'aime mieux mourir.

Tu t'ennuies de vivre et tu dis: La vie est un mal. Tôt ou tard tu seras consolé, et tu diras: La vie est un bien. Tu diras plus vrai sans mieux raisonner; car rien n'aura changé que toi. Change donc dès aujourd'hui ; et puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton âme qu'est tout le mal, corrige tes affections déréglées, et ne brûle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la ranger.

« Je souffre, me dis-tu; dépend-il de moi de ne pas souffrir? D'abord c'est changer l'état de la question, car il ne s'agit pas de savoir si tu souffres, mais si c'est un mal pour toi de vivre. Passons. Tu souffres; tu dois chercher à ne plus souffrir. Voyons s'il est besoin de mourir pour cela.

« Considère un moment le progrès naturel des maux de l'âme directement opposé au progrès des maux du corps, comme les deux substances sont opposées par leur nature. Ceux-ci s'invétèrent, s'empirent en vieillissant, et détruisent enfin cette machine mortelle.

« Il n'en n'est pas ainsi des douleurs de l'âme, qui, pour vives qu'elles soient, portent toujours leur remède avec elles. En effet, qu'est-ce qui rend un mal quelconque intolérable? c'est sa durée. Les opérations de la chirurgie sont communément beaucoup plus cruelles que les souffrances qu'elles guérissent; mais la douleur du mal est permanente, celle de l'opération passagère, et l'on préfère celle-ci. Qu'est-il donc besoin d'opération pour des douleurs qu'éteint leur propre durée, qui seule les rendrait insupportables? Est-il raisonnable d'appliquer d'aussi violents remèdes aux maux qui s'effacent d'eux-mêmes? Pour qui fait cas de la constance et n'estime les ans que le peu qu'ils valent, de deux moyens de se délivrer des mêmes souffrances, lequel doit être préféré, de la mort ou du temps? Attends, et tu seras guéri. Que demandes-tu davantage?

a-Ah! c'est ce qui redouble mes peines, de songer qu'elles finiront! Vain sophisme de la douleur; bon mot sans raison, sans justesse, et peut-être sans bonne foi. Quel absurde motif de désespoir que l'espoir de terminer sa misère ! Même en supposant ce bizarre sentiment, qui n'aimerait mieux aigrir un moment la douleur présente par l'assurance de la voir finir, comme on sacrifie une plaie pour la faire cicatriser? et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer à souffrir,

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s'en priver en s'ôtant la vie, n'est-ce pas faire à l'instant même tout ce qu'on craint de l'avenir?

<< Penses-y bien, jeune homme: que sont dix, vingt, trente ans pour un être immortel? La peine et le plaisir passent comme une ombre; la vie s'écoule en un instant; elle n'est rien par elle-même, son prix dépend de son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque chose.

<< Ne dis donc plus que c'est un mal pour toi de vivre, puisqu'il dépend de toi seul que ce soit un bien, et que si c'est un mal d'avoir vécu, c'est une raison de plus de vivre encore. Ne dis pas non plus qu'il t'est permis de mourir; car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'être pas homme, qu'il t'est permis de te révolter contre l'Auteur de ton être, et de tromper ta destination. Mais en ajoutant que ta mort ne fait de mal à personne, songes-tu que c'est à ton ami que tu l'oses dire?

« Tu parles des devoirs du magistrat et du père de famille, et parce qu'ils ne te sont pas imposés, tu te crois affranchi de tout! et la société à qui tu dois ta conservation, tes talents, tes lumières; la patrie à qui tu appartiens, les malheureux qui ont besoin de toi, ne leur dois-tu rien? O l'exact dénombrement que tu fais! parmi les devoirs que tu comptes, tu n'oublies que ceux d'homine et de citoyen. Où est ce vertueux patriote qui refuse de vendre son sang à un prince étranger, parce qu'il ne doit le verser que pour son pays, et qui veut maintenant le répandre en désespéré contre l'expresse défense des lois? Les lois, les lois, jeune homme! le sage les méprise-t-il? Socrate innocent, par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison: tu ne balances point à les violer pour sortir injustement de la vie, et tu demandes : Quel mal fais-je ?

<< Tu veux t'autoriser par des exemples, tu m'oses nommer les Romains! Toi, des Romains? il t'appartient bien d'oser prononcer ces noms illustres ! Dis-moi, Brutus mourut-il en amant désespéré? et Caton déchira-t-il ses entrailles pour sa maîtresse? Homme petit et faible, qu'y a-t-il entre Caton et toi? Montremoi la mesure commune de cette âme sublime et de la tienne. Téméraire, ah! tais-toi. Je crains de profaner son nom par son apologie. A ce nom saint et auguste, tout ami de la vertu doit mettre le front dans la poussière, et honorer en silence la mémoire du plus grand des hommes.

« Que ces exemples sont mal choisis! et que tu juges basse. ment des Romains, si tu penses qu'ils se crussent en droit de s'ôter la vie aussitôt qu'elle leur était à charge! Regarde les

beaux temps de la République, et cherche si tu y verras un seul citoyen vertueux se délivrer ainsi du poids de ses devoirs, même après les plus cruelles infortunes. Régulus retournant à Carthage prévint-il par sa mort les tourments qui l'attendaient? Que n'eût point donné Posthumius pour que cette ressource lui fût permise aux fourches Caudines? Quel effort de courage le sénat même n'admira-t-il pas dans le consul Varron pour avoir pu survivre à sa défaite! Par quelle raison tant de généraux se laissèrent-ils volontairement livrer aux ennemis, eux à qui l'ignominie était si cruelle, et à qui il en coûtait si peu de mourir? C'est qu'ils devaient à la patrie leur sang, leur vie et leurs derniers soupirs, et que la honte ni les revers ne les pouvaient détourner de ce devoir sacré. Mais quand les lois furent anéanties, et que l'État fut en proie à des tyrans, les citoyens reprirent leur liberté naturelle et leurs droits sur eux-mêmes. Quand Rome ne fut plus, il fut permis à des Romains de cesser d'être : ils avaient rempli leurs fonctions sur la terre; ils n'avaient plus de patrie; ils étaient en droit de disposer d'eux, et de se rendre à eux-mêmes la liberté qu'ils ne pouvaient plus rendre à leur pays. Après avoir employé leur vie à servir Rome expirante et à combattre pour les lois, ils moururent vertueux et grands comme ils avaient vécu; et leur mort fut encore un tribut à la gloire du nom romain, afin qu'on ne vit dans aucun d'eux le spectacle indigne de vrais citoyens servant un usurpateur (*).

<< Mais toi, qui es-tu ? qu'as-tu fait? Crois-tu t'excuser sur ton obscurité? Ta faiblesse t'exempte-t-elle de tes devoirs ? et pour n'avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis à ses lois? Il te sied bien d'oser parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de ta vie à tes semblables! Apprends qu'une mort telle que tu la médites est honteuse et furtive; c'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rendslui ce qu'il a fait pour toi. - Mais je ne tiens à rien.... je suis inutile au monde. Philosophe d'un jour! ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l'humanité par cela même qu'il existe?

(*) La fougue d'admiration de l'auteur pour Caton et Brutus l'a fait décliner dans un sophisme qu'il va réfuter lui-même dans l'alinéa suivant. En supposant que ces illustres Romains n'eussent plus de devoirs à remplir comme citoyens, ce qu'on peut contester, ils en avaient encore à remplir comme hommes, et leur vie ne leur appartenait pas.

« Ecoute-moi, jeune insensé : tu m'es cher, j'ai pitié de tes erreurs. S'il te reste au fond du cœur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t'apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d'en sortir, dis en toi-même : Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir. Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide : ne crains d'abuser ni de ma bourse ni de mon crédit; prends, épuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considération te retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, va, meurs: tu n'es qu'un méchant. (Julie.)

LE DUEL.

<< Gardez-vous de confondre le nom sacré de l'honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d'une épée, et n'est propre qu'à faire de braves scélérats.

« En quoi consiste ce préjugé ? Dans l'opinion la plus extravagante et la plus barbare qui entra jamais dans l'esprit humain, savoir, qu'un homme n'est plus fourbe, fripon, calomniateur; qu'il est civil, humain, poli, quand il sait se battre; que le mensonge se change en vérité, que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l'infidélité louable, sitôt qu'on soutient cela le fer à la main; qu'un affront est toujours bien réparé par un coup d'épée, et qu'on n'a jamais tort avec un homme, pourvu qu'on le tue. Il y a, je l'avoue, une autre sorte d'affaire où la gentillesse se mêle à la cruauté, et où l'on ne tue les gens que par hasard; c'est celle où l'on se bat au premier sang. Au premier sang! grand Dieu! et qu'en veux-tu faire de ce sang, bête féroce? le veux-tu boire?

« Les plus vaillants hommes de l'antiquité songèrent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par les combats particuliers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d'affronts réciproques? Et le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s'être laissé menacer d'un bâton? D'autres temps, d'autres mœurs, je le sais ; mais n'y en a-t-il que de bonnes, et n'oserait-on s'enquérir si les mœurs d'un temps sont celles qu'exige le solide honneur? Non, cet honneur n'est point variable, il ne dépend ni des temps, ni des lieux, ni des préjugés ; il ne peut ni passer ni renaître ; il

a sa source éternelle dans le cœur de l'homme juste et dans la règle inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre, n'ont point connu le duel, je dis qu'il n'est point une institution de l'honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa féroce origine. Reste à savoir si, quand il s'agit de sa vie ou de celle d'autrui, l'honnête homme se règle sur la mode, et s'il n'y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu'à la suivre. Que ferait celui qui s'y veut asservir, dans des lieux où règne un usage contraire? A Messine ou à Naples, il irait attendre son homme au coin d'une rue, et le poignarder par derrière. Cela s'appelle être brave en ce pays-là, et l'honneur ne consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.

« L'homme droit, dont toute la vie est sans tache, et qui ne donna jamais aucun signe de lâcheté, refusera de souiller sa main d'un homicide, et n'en sera que plus honoré. Toujours prêt à servir la patrie, à protéger le faible, à remplir les devoirs les plus dangereux et à défendre en toute rencontre juste et honnête ce qui lui est cher, au prix de son sang, il met dans ses démarches cette inébranlable fermeté qu'on n'a point sans le vrai courage. Dans la sécurité de sa conscience, il marche la tête levée, il ne fuit ni ne cherche son ennemi. On voit aisément qu'il craint moins de mourir que de mal faire, et qu'il redoute le crime et non le péril. Si les vils préjugés s'élèvent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent; et, dans une conduite si bien liée, on juge d'une action sur toutes les autres.

<< Les hommes si ombrageux et si prompts à provoquer les autres, sont pour la plupart de malhonnêtes gens, qui, de peur qu'on ose leur montrer ouvertemeut le mépris qu'on a pour eux,s'efforcent de couvrir de quelques affaires d'honneur l'infamie de leur vie entière.

« Tel fait un effort et se présente une fois, pour avoir le droit de se cacher le reste de sa vie. Le vrai courage a plus de constance et moins d'empressement; il est toujours ce qu'il doit être, il ne faut ni l'exciter ni le retenir : l'homme de bien le porte partout avec lui; au combat, contre l'ennemi; dans un cercle, en faveur des absents et de la vérité; dans son lit, contre les attaques de la douleur et de la mort. La force de l'âme qui l'inspire est l'usage dans tous les temps : elle met toujours la vertu au-dessus des événements, et ne consiste pas à se battre, mais à ne rien craindre. »

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