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Reçu à l'Académie française en 1761, à la place de l'abbé de Saint-Cyr, ses travaux philosophiques ne l'empêchèrent pas de prouver son zèle pour les belles-lettres; les Quatre Poétiques attestèrent que les deux corps littéraires auxquels il appartenait avaient un droit égal sur ses talents.

Tandis qu'il se livrait à ces travaux, M. Bertin, alors ministre, entretenait, aux extrémités de l'Orient, une correspondance avec des Chinois qui avaient été élevés à Paris, et les engageait à composer des Mémoires sur différents objets intéressants. L'abbé Batteux se chargea de revoir ces Mémoires et de les rédiger. Cette collection, qu'il ne put achever, fut continuée par Brequigny et de Guignes, 1776-89, 15 vol. in-4°. Bientôt après, il fut encore chargé, par ordre du gouvernement et sur l'invitation du comte de Saint-Germain, de présider à la rédaction d'un Cours d'études destiné à l'éducation des élèves de l'Ecole militaire. Ce Cours, en 45 vol. in-12, pour lequel Batteux s'adjoignit plusieurs collaborateurs, fut conçu et exécuté en moins d'un an. Ce travail forcé nuisit à la fois et à l'ouvrage, et à l'auteur, dont la santé s'altéra sans retour. Une hydropisie de poitrine, qui vint se joindre aux maux de nerfs dont il se plaignait depuis plusieurs années, l'enleva le 14 juillet 1780. Ses sentiments étaient aussi estimables que ses talents; il soutenait une famille nombreuse et peu riche.

Les autres ouvrages de l'abbé Batteux sont le Parallèle de la Henriade et du Lutrin; Discours sur la naissance du duc de Bourgogne; Discours prononcés à l'Académie française aux réceptions de MM. du Coëtlosquet et Batteux; Examen du préjugé sur l'inversion, pour servir de réponse à M. Beauzée; Ocellus Lucanus et Timée de Locres, cum adnotationibus, et la Traduction du Traité de l'arrangement des mots, de Denys d'Halycarnasse. Ce dernier ouvrage ne parut qu'après la mort de Batteux. (De Brotonne.)

Batteux est jugé ainsi par La Harpe dans sa Correspondance littéraire :

« On met entre les mains des jeunes gens les Beaux-Arts réduits à un seul principe et le Cours de Belles Lettres de Batteux. L'un et l'autre contiennent des principes sains, puisés dans les études de l'Université; mais d'ailleurs une critique extrêmement commune, des idées étroites, des préjugés pédantesques; et le style est dénué de tout agrément et de tout intérêt. »

Et par M. J. Chénier dans le Tableau de la littérature française :

« Le Cours de Belles-Lettres de Batteux, avec plus de développements que le Traité des Etudes de Rollin, offre moins d'instruction réelle et beaucoup moins d'intérêt, »

En résumé cependant nous dirons avec Delille :

« On ne peut méconnaître dans Batteux le littérateur estimable, le dissertateur ingénieux, le grammairien habile, et l'admirateur éclairé de l'antiquité. »

Le Père André.

Le père André, Jésuite, est avantageusement connu par son Essai sur le beau. Cet ouvrage, qui parut en 1741, est une haute inspiration de Platon et de saint Augustin. Les dialogues de Phèdre et du grand Hippias, les Traités de la vraie religion et de la musique, voilà les sources fécondes et vives où il a puisé ses douces et lumineuses théories. Son ouvrage, s'il pèche quelquefois par subtilité ou par abondance, charme bien plus souvent par la simplicité des principes, la profondeur des sentiments et l'aimable naïveté du style. Ici, ce n'est pas la métaphysique qui disserte, c'est le bon sens qui se montre sous des formes attrayantes. Quand bien même ce livre ne serait pas propre à féconder le génie dans ses conceptions, il faudrait encore le lire, ne fût-ce que pour y trouver un modèle de cette politesse de langage qu'on aime à voir dans les écrits consacrés aux lettres. Rien n'est plus délicat que le ton de cet ouvrage : on dirait la grâce d'un homme du monde jointe à la gravité d'un cénobite.

On doit encore au Père André divers écrits qui sont inférieurs à son Essai sur le beau; mais dans son Traité sur l'homme on reconnaît encore sa touche délicate et naïve.

Le Père André était né en 1675; il mourut en 1764.

La Harpe.

La Harpe est particulièrement célèbre par son Lycée ou Cours de littérature, qui lui a mérité le titre de Quintilien français. On peut diviser ce Cours en cinq époques ou parties: la littérature ancienne, celle du siècle de Louis XIV, l'histoire

et la critique litttéraire du dix-huitième siècle, données par La Harpe; la continuation de cette troisième partie, avec quelques excursions dans la seconde, publiée par ses éditeurs; enfin la philosophie du dix-huitième siècle. La littérature ancienne, quoique traitée sans aucune profondeur, et même très-superficiellement; quoique jugée par un homme qui, à la vérité, avait fait d'excellentes études, mais qui, dans la suite, avait trop négligé les anciens pour en parler avec une parfaite connaissance de cause; quoique inexacte et tronquée dans quelquesuns des jugements, notamment sur l'Enéide; quoique faible dans les traductions que l'auteur donne des anciens, est cependant écrite avec assez d'agrément, de pureté et de goût pour plaire à tous les lecteurs, et même avec assez de justesse, de vérité et d'étendue pour être utile, sinon aux savants, auxquels sans doute La Harpe ne pensait pas, du moins aux femmes et aux gens du monde, auxquels il destinait son ouvrage. La littérature du siècle de Louis XIV est, sans contredit, la partie la mieux traitée; c'est là que La Harpe montre une justice éclairée, une pureté et une finesse de goût exquises, un admirable talent pour la critique et la discussion. Ces qualités brillent encore souvent dans les jugements qu'il a publiés luimême sur les écrivains du dix-huitième siècle; mais trop souvent aussi ces jugements portent l'empreinte des affections de l'auteur, de son amitié, de ses ressentiments, de ses rivalités; trop souvent la postérité, pour laquelle seule il devait écrire, est oubliée et sacrifiée aux intérêts du moment. C'est dans cette troisième partie qu'on aperçoit une étonnante disproportion entre l'importance des objets et le nombre des pages que l'auteur leur accorde. La Harpe, qui n'était pas poëte, s'étend avec complaisance sur les poëtes, et traite légèrement les plus grands écrivains en prose. La Harpe, qui ne put jamais faire une bonne tragédie, s'occupe avec une fatigante prolixité de la poésie dramatique. Nous ne parlerons point de sa prévention pour le théâtre de Voltaire, poussée beaucoup plus loin qu'on ne peut l'accorder à l'amitié. Mais que dire de la longueur interminable de ses articles sur Fabre d'Eglantine, sur Beaumarchais, sur Boucher? Ces messieurs occupent plus d'espace que Rousseau le poëte ou Lafontaine, comme Senèque en occupe beaucoup plus que Virgile, parce que Diderot s'est trouvé malheureusement impliqué dans le procès que le critique français fait au philosophe latin. Nous ne dirons rien de cette mauvaise compilation d'articles, contradictoires dans

leurs principes littéraires et philosophiques, qu'on a intitulés tomes XIII et XIV du Cours de littérature.

La cinquième partie n'est nullement littéraire, ce qui, sans doute, est un défaut dans ce cours de littérature. Nous ajouterons: 1° qu'elle n'est point exempte de ces préventions qu'on a justement reprochées à La Harpe, et qui sont ici plus condamnables, parce que l'objet est plus sérieux. 2o Elle est écrite avec une diffusion d'idées et un flux d'expressions assez convenables dans un athénée, mais très-ennuyeux dans un livre. L'auteur développe sans mesure la vérité la plus commune; il s'arrête devant l'erreur la plus ridicule pour la terrasser par tous les moyens que lui suggère sa féconde dialectique. C'est un homme qui emprunterait volontiers la massue et la foudre des dieux pour écraser le plus petit insecte. 3° Si, par le choixdes matières et la prolixité des discussions, l'auteur ne perd pas assez de vue l'intérêt du moment et l'enceinte d'un athénée pour embrasser une plus vaste étendue de temps et de lieux, il tombe encore plus dans ce défaut par le ton qu'il prend, le genre de plaisanterie qu'il emploie, et les allusions trop fréquentes aux opinions de quelques scélérats généralement exécrés, et auxquels il faut opposer des échafauds et non des raisonnements; et à des événements malheureux sans doute et propres à faire une grande impression sur ceux qu en furent les victimes, mais qui, oubliés par la postérité, disparaîtront devant le terrible événement de la révolution. 4° Enfin, le style de ces derniers volumes, si vous en exceptez quelques pages inspirées par l'indignation et pleines de verve et de chaleur, est moins pur, moins correct, moins élégant que dans les autres ouvrages du même auteur.

Un des exemples les plus remarquables des préventions de La Harpe, c'est celui que nous offre son jugement sur d'Alembert. Il le place à côté des Buffon, des Montesquieu, des philosophes qui ont le plus honoré la France; il le sépare soigneusement des sophistes qui ont outragé la religion, s'en sont montrés les ennemis, et ont préparé ainsi le débordement de tous les principes irréligieux et révolutionnaires. Cette apologie est vraiment curieuse. «On ne doit juger, dit La Harpe, un auteur que par ses écrits. » Mais est-ce que les lettres d'un homme ne sont pas aussi ses écrits? Est-ce que cette correspondance de d'Alembert, d'un cynisme si révoltant, d'une impiété si scandaleuse, d'une immoralité si grossière, n'est pas un de ses ouvrages? Ce n'est pas lui qui l'a publiée, répond La

Harpe. Hé quoi! lorsqu'il a pris toutes les précautions imaginables pour qu'elle fût imprimée après sa mort; lorsqu'il en a multiplié les copies, afin que si l'une se perdait ou était arrêtée par le gouvernement, l'autre conservât au public ce bel ouvrage; parce qu'il aura rassemblé chez lui des poisons qu'il n'aura osé faire distribuer qu'après sa mort; parce que, fidèle à son rôle de Bertrand, il aura sans cesse poussé la patte de Raton, pour qu'elle tirât du feu les marrons qu'il n'osait tirer luimême; parce qu'enfin à la haine des principes conservateurs de la morale et de la société, il aura joint la lâcheté et l'hypocrisie d'un caractère timide et cauteleux, il sera un philosophe respectable; et ceux qui auront eu plus de franchise, de caractère et d'audace ne seront que de misérables sophistes! Quelle singulière appréciation des hommes ! Et non-seulement d'Alembert est un petit saint, selon La Harpe, mais c'est un des plus grands génies qui aient jamais paru. S'il n'est pas un homme unique, c'est au moins un des trois plus grands hommes qui aient existé. En effet, après avoir parlé d'Aristote, de Pline, etc., il ajoute: « Trois hommes ont véritablement réuni deux choses presque toujours séparées, le génie de la science et le talent d'écrire. » Et quels sont ces trois hommes? Pascal, Buffon et d'Alembert!

Il y eut dans ce siècle, dit M. Charpentier, une autre critique critique plus animée, plus vive, plus éclatante que la critique de théorie. Voltaire, s'il régna sur son siècle, ne régna pas sans contestation; l'empire lui fut constamment disputé, et quelquefois avec bonheur. Parmi les hommes qui luttèrent contre la dictature philosophique et littéraire du seigneur de Ferney, trois ont conservé un nom que les sarcasmes de Voltaire n'ont pu parvenir à flétrir ce sont Desfontaines, Fréron et Clément.

Desfontaines.

Pierre-François Guillot Desfontaines naquit à Rouen, en 1685. Son père, conseiller au parlement de cette ville, le plaça de bonne heure chez les Jésuites, qui, dès l'âge de quinze ans, l'admirent dans leur société. Après avoir professé la rhétorique à Bourges pendant quelque temps, il se fatigua de sa dépendance et commença une autre carrière. En 1724, s'étant déjà fait connaître avantageusement par plusieurs écrits polémiques, l'abbé Desfontaines fut appelé à Paris pour travailler au Jour

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