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tion quelconque, décidé à ne s'en point repentir et à ne point rebrousser chemin. Que si, par quelque raison tirée de la langue, la forme du commencement ne convient point à la suite de sa pensée, il force la règle, ou la courbe, ou l'étend, ou la fait ingénieusement rentrer dans son dessein; ce premier dessein s'assimile, de force ou de gré, tout ce qui suit; de là des fautes plus ou moins choquantes; mais de là aussi d'heureuses découvertes, et de véritables grâces de style: « Tant d'esprit, dit-il, et une telle sorte d'esprit, joint à une telle vivacité, à une telle sensibilité, à de telles passions, et toutes si ardentes, n'étaient pas d'une éducation facile. » - « La bienséance d'un rang destiné à régner, et à tenir en attendant une cour. » — « Monseigneur, tout livré à la matière et à autrui. » — « Il comprit enfin ce que c'est que quitter Dieu pour Dieu, et que la pratique fidèle des devoirs de l'état où Dieu a mis est la piété solide qui lui est la plus agréable. » — « On a vu l'incroyable succès, et par quels rapides degrés une infernale cabale effaça ce prince... » « On ne voulait pas se souvenir qu'il n'avait été que vices et que défauts, ni réfléchir sur le prodigieux changement (qui s'était fait en lui), et ce qu'il avait dû coûter, qui en avait fait un prince déjà si proche de toute perfectisn... D « Ces promenades,.. lui conciliaient les esprits, les cœurs, l'admiration, les plus grandes espérances. » — « Incapable de souffrir la moindre résistance, même des heures et des éléments. »

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Tout plein de souvenirs, assailli par les nombreuses circonstances des faits qu'il rapporte, pressé de les dire toutes, et manquant de loisir pour les distribuer, Saint-Simon en charge sa phrase, les accrochant pour ainsi dire à chaque saillie de la période, sous forme d'incidente, d'épithète ou de parenthèse, et trouvant dans la double nécessité de tout dire et d'avancer le secret d'une concision souvent surprenante, qui fait jaillir chaque circonstance comme une étincelle. C'est souvent un véritable phénomène que la phrasede Saint-Simon, pleine, drue, distendue à force de substance, où les idées semblent foisonner, se croiser et s'agiter comme la foule sur une place publique. Ce n'est point la beauté de la période oratoire, ses larges proportions, sa distribution savante et noble; c'est quelquefois un tour de force pénible mais bien souvent aussi un modèle d'énergie et d'adresse, et, pour un génie de la trempe de Saint-Simon, une occasion de conquêtes sur la langue et de traits de style étonnants.

Le choix des matériaux de la phrase n'est pas moins remar

quable que son architecture. Ici, même liberté que dans tout le reste. Nous ne parlons pas des métaphores si extraordinaires, que leurs analogues se trouveraient difficilement ailleurs. Dans ce genre la liberté n'a pas des limites tracées et connues d'avance. Toute métaphore est une substitution fondée sur un rapport; que ce rapport soit vrai, que le terme substitué convienne à la couleur du sujet, telles sont les règles; mais c'est au goût et à la raison, non à l'usage, qu'il appartient d'en connaître. La liberté de l'usage se fait voir davantage à modifier l'acception usuelle des mots et le mode de leur emploi; car ici la règle est d'autant plus inflexible qu'elle est plus arbitraire. C'est là le propre de Saint-Simon faisant doucement glisser les mots de dessus leur base; il les oblige à recouvrir plus d'espace et il le fait souvent avec assez de tact et de bonheur pour qu'on se demande s'il a fait autre chose que se prévaloir d'un droit négligé, mais incontestable. Et soit qu'il enfreigne l'usage, soit qu'il le respecte, ses expressions, même les plus courtes, jettent la lumière la plus vive sur l'ensemble de l'idée. Dans cette langue d'exception, le duc de Bourgogne est un disciple lumineux, quoique lumineux ne s'applique point aux personnes; mais qu'on essaie de dire autrement! Les charmes d'un entretien sont « agités par la variété où le prince s'espace par art. » Des charmes agités! Cette expression prend l'analyse au dépourvu, mais l'imagination l'adopte avec empressement. « La duchesse alarmée d'un époux si austère... » L'austérité de son époux, plus régulier, aurait moins de grâce. « Ce qui a fait dire sinistrement qu'il n'aimait pas la guerre. » L'application de cet adverbe est inusitée, mais bien expressive. « Il s'extorquait une surface unie. » Le goût tremble devant de telles expressions; mais on voit avec plaisir ce verbe extorquer sortir des limites de son acception traditionnelle. Il faut pourtant l'avouer, dans une telle liberté, l'abus est bien près de l'usage; l'usage est presque un abus. Cette liberté menace les fondements du langage. La langue, ainsi que la société civile, repose sur le respect de la propriété; en grammaire comme en politique, il y a des droits acquis; chaque mot réclame son idée, comme chaque individu son bien. Que ces droits soient livrés au bon plaisir de tous ou d'un seul, la langue s'écroule, ainsi que la société ; mais d'une autre part, dans l'immobilité forcée de la propriété, la langue et la société croupissent. La langue française doit sa vie et son progrès au mouvement continuel que lui ont imprimé des innovations sinon égales, du moins semblables à celles que nous

venons de signaler. Mais il faut que ce mouvement de la langue s'opère lentement et sans violence; plus il est insensible, plus il est sûr; il se légitime d'autant mieux qu'on en connaît moins la source; autant que possible, il faut qu'il soit anonyme. De nos jours, il est bien loin de demeurer dans ces conditions; en fait de langue, la propriété est de toutes parts menacée; l'arbitraire individuel se substitue à l'arbitraire légal; la convention, base du langage, tend à s'effacer, et par conséquent la confusion à s'introduire. (M. Vinet, Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle.)

APPRÉCIATION DE SAINT-SIMON PAR M. LE COMTE DE MONTALEMBERT.

<< Comment se détacher de Saint-Simon et d'un de ses volumes, une fois qu'on l'a ouvert? A travers les complications de ses récits, et ce qu'il appelle quelque part les entrelacements de ses parenthèses, on court, on vole, emporté par un souffle surnaturel.

« Jamais homme n'a su mieux que lui, par la magie du style, ressusciter les morts et grandir les infiniment petits. Le lecteur, maîtrisé, entraîné, étourdi, s'étonne de ressentir la contagion d'une passion en apparence si insignifiante. L'auteur lui-même semble parfois partager cette surprise et s'en excuse. « Je sens bien, dit-il de je ne sais quelle anecdote, qu'en soi c'est la dernière des bagatelles pour être rapportée, mais elle caractérise et dépeint. » Et ailleurs : « Il se fit un petit mariage qui semblerait devoir être omis ici... cela ne promet pas, et toutefois cela va rendre. » Cela rend en effet bien au delà de toute promesse, et l'on recommence de plus belle à subir le joug ou le charme du plus abondant, du plus irrésistible des

narrateurs.

« Il est à regretter que nous n'ayons pas une édition de Saint-Simon avec les notes suffisantes pour corriger ses jugements historiques. Sans doute, il a été sincère. Je le crois sur parole quand il affirme qu'il a scrupuleusement respecté le joug de la vérité. Il est au suprême degré ce qu'il dit que doit être l'historien, « droit, vrai, franc, plein d'honneur et de probité; » mais il n'est pas toujours bien informé, et moins souvent encore impartial. Sa crédulité est quelquefois excessive; sa haine vigoureuse du vice, de l'hypocrisie, de la bassesse, l'a plus d'une fois aveuglé. Ses opinions exigent donc un contrôle attentif et perpétuel. Sa popularité croissante crée aux amis de

la vérité historique l'obligation de pourvoir à ce que ses jugements ne soient pas, en quelque sorte, parole d'Evangile pour le gros des lecteurs. D'ici à peu d'années, ses Mémoires seront aussi lus, aussi connus de tous que les Lettres de Mme de Sévigné. On saura par cœur ses mots, ses portraits, ses tableaux. La jeunesse surtout croira connaître à fond son siècle de Louis XIV quand elle sera imbibée de cette lecture enivrante; et peu à peu il fera loi pour le public.

« Il est donc urgent et nécessaire de mettre en garde le lecteur consciencieux contre les erreurs de fait et de jugement dont Saint-Simon regorge. Il faut qu'un commentaire courant, au bas de chaque page, réponde aux besoins de tout homme qui veut savoir le vrai des choses et qui n'a pas le temps d'aller vérifier chacune des assertions du terrible historien. Il faut le mettre en présence des auteurs contemporains, des correspondances officielles, du récit des acteurs ou des témoins de toutes ces scènes, dont il ne doit pas avoir le monopole. II faut que sans cesse on rappelle à ses admirateurs qu'il n'est pas le seul qui ait vu et qui ait parlé. Audiatur et altera pars. On n'a certes pas besoin de citer tout ce qui le contredit; mais il faut au moins avertir, indiquer, mettre sur la voie. Alors le lecteur pourra suspendre son adhésion, choisir et juger à son gré: alors seulement la conscience de l'éditeur sera en repos.

« Je suis convaincu que ni la gloire ni la véracité de SaintSimon n'ont à redouter cette épreuve, et qu'il en sortira avec plus de succès qu'aucun autre historien moderne; mais il ne faut pas laisser croire qu'il est en tout irréprochable et donner à son autorité une infaillibilité illégitime.

Quelque passionnée que soit mon admiration pour SaintSimon, je tiens que tout honnête homme doit protester contre son abominable injustice à l'endroit de Mme de Maintenon. Evidemment, tout en la voyant chaque jour, il ne l'a pas connue. Elle aussi ne sut ni distinguer ni apprécier l'homme de génie qu'elle eut pendant vingt ans sous les yeux et qui lui a fait payer si cher son dédain. Elle le trouvait « glorieux, frondeur et plein de vues.» Voyez un peu ce grand crime! Un duc et pair, contemporain de ces pairs anglais qui venaient de faire la révolution de 1668, un homme placé par sa naissance parmi les vingt ou trente principaux personnages de l'État, un seigneur d'un âge déjà fait, instruit, pieux et de mœurs irréprochables, un ami de Beauvilliers et de Rancé, qui se permet

d'avoir des vues, c'est-à-dire des idées, et des idées qui ne sont peut-être pas celles du maître ou de la maîtresse ! « Voilà qui peint, comme disait Mme de Sévigné.

« Mais enfin cetie prétention, commune à tous les pouvoirs absolus, de refouler dans le néant les idées de tout ce qui n'est pas à leur merci et dévotion, ne justifie par l'excès de ses invectives contre celle qui tira Louis XIV du désordre et fut la consolation et la lumière de ses dernières années. On peut ne pas aimer cette illustre femme, mais il n'est permis à personne de ne pas l'estimer, depuis que le fond de son âme et de sa laborieuse vie a été mis à découvert par le beau livre de M. le duc de Noailles, par l'éloquent plaidoyer de M. Saint-Marc Girardin, et surtout par la publication de cette correspondance que nous devons au zèle intelligent de M. Lavallée, et qui replace sur le piédestal d'où l'injustice et l'ingratitude de l'opinion l'ont fait déchoir, une des plus nobles femmes que la France ait produites, et celle qui honore le plus l'époque de décadence où elle a vécu.

« Ce qui touche et ce qui attire en Saint-Simon, c'est une ignorance complète de son mérite littéraire, et, par conséquent, l'absence totale de toutes les sollicitudes, de toutes les prétentions et de toutes les faiblesses de l'homme de lettres. Il n'a ni envie de plaire ni peur de déplaire au public, qu'il ne veut jamais connaître et dont il n'a nul souci. Il croyait naïvement à son incapacité, et il dit quelque part, avec une candeur amusante, après avoir cité d'ennuyeux extraits des dépêches de Torcy, qu'on doit bien s'apercevoir de la supériorité du style de ce ministre sur le sien.

« Il est vrai qu'il se répète souvent, qu'il s'embrouille, qu'il s'entortille dans sa phrase, que les raffinements du travail lui sont étrangers. Son seul but est d'être vivant et vrai. Le scrupule l'arrête et l'embarrasse quelquefois. Il veut a tenir le chrétien en garde contre l'homme et le courtisan. » Le désir de tout dire sans rien dissimuler, de rendre exacte et complète justice à tous et à tout, encombre sa marche; mais il a beau « enrayer tant qu'il peut ses propos étranges, l'enrayure cesse, » comme il dit, et le char roule à bride abattue jusqu'à des profondeurs où l'œil et la plume de l'homme n'étaient jamais descendus avant lui.

« De tous les grands écrivains modernes, il est sans doute le seul qui n'ait eu aucune conscience de sa valeur et qui ait écrit à l'abri de toute recherche du succès et dans le seul but de servir

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