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harmonie saisissaient l'imagination avec un empire que Voltaire lui-même n'avait exercé que sur le théâtre, et que Rousseau transportait dans la discussion et dans la prose. Par là, il était l'orateur du XVIII siècle; il l'était non-seulement dans les causes débattues par la société, mais dans sa propre cause, dans l'histoire de ses petitesses, de ses malheurs. Il avait donné le même droit à sa personne qu'à ses écrits; il avait fait de sa misanthropie réelle ou affectée un titre pour plaire à son temps et habituer la société à admirer en lui un de ces hommes supérieurs et mécontents, qui se séparent d'elle pour la dominer. (M. Villemain, Littérature au XVIII® siècle.)

M. Sainte-Beuve caractérise aussi d'une manière piquante et originale les innovations de Rousseau dans le style. Avant Rousseau et depuis Fénelon, dit-il, il y avait eu bien des essais de manières d'écrire qui n'étaient plus celles du pur XVII° siècle : Fontenelle avait sa manière, si jamais manière il y eut; Montesquieu avait la sienne, plus forte, plus ferme, plus frappante, mais manière aussi. Voltaire seul n'en avait pas, et sa parole, vive, nette, rapide, courait comme à deux pas de la source. « Vous trouvez, écrit-il quelque part, que je m'explique assez clairement: je suis comme les petits ruisseaux, ils sont transparents parce qu'ils sont peu profonds. » Il disait cela en riant; on se dit ainsi à soi-même bien des demi-vérités. Le siècle pourtant demandait plus; il voulait être ému, échauffé, rajeuni par l'expression d'idées et de sentiments qu'il se définissait mal et qu'il cherchait encore. La prose de Buffon, dans les premiers volumes de l'Histoire naturelle, lui offrait quelque image de ce qu'il désirait, une image plus majestueuse que vive, un peu hors de portée, et trop enchaînée à des sujets de science. Rousseau parut: le jour où il se découvrit tout entier à lui-même, il révéla d'un même coup à son siècle l'écrivain le plus fait pour exprimer, avec nouveauté, avec vigueur, avec nne logique mêlée de flamme, les idées confuses qui s'agitaient et qui voulaient naître. En s'emparant de cette langue qu'il lui avait fallu conquérir et maîtriser, il la força un peu, il la marqua d'un pli qu'elle devait garder désormais; mais il lui rendit plus qu'il ne lui faisait perdre, et, à bien des égards, il la retrempa et la régénéra. Depuis Jean-Jacques, c'est dans la forme de langage établie et créée par lui que nos plus grands écrivains ont jeté leurs propres innovations et qu'ils ont tenté de renchérir. La pure forme du xvII° siècle, telle que nous

aimons à la rappeler, n'a plus guère été qu'une antiquité gracieuse et qu'un regret pour les gens de goût.

« Le pittoresque de Rousseau est sobre, ferme et net; même aux plus suaves instants, la couleur y porte toujours sur un dessin bien arrêté : ce Génevois est bien de la pure race française en cela. S'il lui manque par moments une plus chaude lumière et les clartés d'Italie ou de la Grèce; si, comme autour de ce beau lac de Genève, la bise vient quelquefois refroidir l'air, et si quelque nuage jette tout à coup une teinte grisâtre aux flancs des monts, il y a des jours et des heures d'une limpide et parfaite sérénité. On a depuis renchéri sur ce style, on a cru le faire pâlir et le surpasser; on y a certainement réussi pour quelques effets de couleurs et de sons. Toutefois, le style de Rousseau reste encore le plus sûr et le plus ferme qu'on puisse offrir en exemple dans le champ de l'innovation moderne. Avec lui le centre de la langue ne s'est pas trop déplacé. Ses successeurs sont allés plus loin; ils n'ont pas seulement transféré le siége de l'Empire à Byzance, ils l'ont souvent porte à Antioche et en pleine Asie. Chez eux l'imagination dans sa pompe absorbe et domine tout. » (Causeries du lundi.)

MORCEAUX CHOISIS.

BONHEUR DE ROUSSEAU DANS LA SOLITUDE.

«<< Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent, en songeant aux divers événements de ma vie; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quel temps croyez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi; ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, les oiseaux de la campagne, les biches de la fôret, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant

avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin; quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins, que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns, et me ménager une plus longue après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil, avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant que je pusse m'esquiver; mais quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant: Me voilà maître de moi le reste de ce jour! J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la fôret, quelque lieu désert, où rien, en me montrant la main de l'homme, ne m'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la nature et moi; c'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon cœur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration; le concours de tant d'objets intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire à moi-même: Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux.

« Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée; je la peuplais bientôt d'êtres selon mon cœur; et, chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter; je m'en formais une société charmante, dont je ne me sentais pas indigne, je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie, et, remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur désirait encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité; plaisirs délicieux, si près de nous, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh! si dans ces moments quelque idée de Paris, de

mon siècle et de ma petite gloriole d'auteur, venait troubler ines rêveries, avec quel dédain je la chassais à l'instant pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon âme était pleine ! Cependant, au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois me contrister tout à coup: quand tous mes rêves se seraient tournés en réalité, ils ne m'auraient pas suffi; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore: je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement de mon cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n'avais pas l'idée, et dont pourtant je sentais le besoin: hé bien, Monsieur, cela même était une jouissance, puisque j'en étais pénétré d'un sentiment très-vif, et d'une tristesse attirante que je n'aurais pas voulu ne pas avoir.

» Bientôt de la surface de la terre j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'Etre suprême qui embrasse tout; alors l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas je me sentais avee une sorte de volupté accablé du poids de cet univers; je me livrais avec attendrissement à la confusion des grandes idées; j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace; mon cœur, resserré même dans les bornes des êtres, s'y trouvait trop à l'étroit, j'étouffais dans l'univers : j'aurais voulu m'élancer dans l'infini: je crois que si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : 0 grand Etre! ô grand Etre! sans pouvoir dire ni penser rien de plus.

» Ainsi s'écoulaient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées; et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n'avoir pas mis assez à profit ma journée; je pensais en pouvoir jouir davantage encore, et, pour réparer le temps perdu, je me disais: Je reviendrai demain.

» Je revenais à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content. Je me reposais agréablement au retour en me livrant à l'impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situatiou. Je trouvais mon couvert mis sur la

terrasse, je soupais de grand appétit; dans mon petit domestique, nulle image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous: mon chien lui-même était mon ami, non mon esclave; nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m'a obéi; ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j'avais vécu seul tout le jour: j'étais bien différent quand j'avais vu compagnie; j'étais rarement content des autres, et jamais de moi; le soir, j'étais grondeur et taciturne: cette remarque est de ma gouvernante; et, depuis qu'elle me l'a dite, je l'ai toujours trouvée juste en m'observant. Enfin, après avoir fait encore le soir quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvais dans mon lit un repos de corps et d'âme cent fois plus doux que le sommeil.

« Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie : bonheur sans amertume, sans ennui, sans regrets, et auquel j'aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, Monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l'éternité, je n'en demande point d'autres, et n'imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes; mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa liberté : désormais je ne suis plus seul, j'ai un hôte qui m'importune; il faut m'en délivrer pour être à moi, et l'essai que j'ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu'à me faire attendre avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction. >>

BONHEUR DE L'OBSCURITÉ ET DE LA VIE CHAMPÊTRE.

« Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement.Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discré

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