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de sagesse, de prudence, de constance, de courage; ce projet d'envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il qu'à assouvir de bonheur cinq ou six monstres? >>

Ce marécage sanglant de l'empire une fois traversé, l'auteur parcourt les vicissitudes de ses deux grandes fractions, l'Orient et l'Occident; il nous montre les armées vengeresses des Barbares et les causes qui les précipitèrent d'abord sur l'Occident, sur l'Orient ensuite, jusqu'au moment où a l'empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se perd dans l'Océan. »

Les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains sont semées de maximes politiques et d'observations morales d'une haute valeur; elles font preuve d'une intime pénétration, d'une sorte d'instinct de divination dans l'art de rappeler les effets à leurs causes; on peut vraiment dire que le regard de l'auteur embrasse à la fois le passé et l'avenir. Elles renferment une foule de portraits dessinés avec une rare vigueur, à la manière de Tacite, ou plutôt à la manière de Montesquieu; car Montesquieu est un type. Tacite est passionné et sombre, Montesquieu véhément mais serein. Il ressent de l'indignation, mais il n'est pas dominé par l'impression qu'il éprouve. Partout sa morale est élevée; elle respire l'amour et le respect de l'humanité; il unit le sentiment du progrès social à celui de la stabilité, Nous disons stabilité, et non pas stagnation; Montesquieu veut qu'on puisse corriger, sans rien brusquer ni briser. Sa pensée ressort clairement des passages sui

vants:

<< Lorsque le gouvernement a une forme depuis longtemps établie, et que les choses se sont mises dans une certaine situation, il est presque toujours de la prudence de les y laisser, parce que les raisons, souvent compliquées et inconnues, qui font qu'un pareil état a subsisté, font qu'il se maintiendra encore: mais, quand on change le système total, on ne peut remédier qu'aux inconvénients qui se présentent dans la théorie, et on en laisse d'autres que la pratique seule peut faire découvrir. »

Un gouvernement libre, c'est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s'il n'est par ses propres lois capable de correction. »

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Demander, dans un état libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c'est vouloir des choses impossibles; et, pour règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un état qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas. »

Montesquieu s'attaque avec force à la tyrannie légale :

<< La vie des empereurs commença donc à être plus assurée; ils purent mourir dans leur lit, et cela semble avoir un peu adouci leurs mœurs ; ils ne versèrent plus le sang avec tant de férocité. Mais, comme il fallait que ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie, mais plus sourde ce ne furent plus des massacres, mais des jugements iniques, des formes de justice qui semblaient n'éloigner la mort que pour flétrir la vie : la cour fut gouvernée et gouverna par plus d'artifices, par des arts plus exquis, avec un plus grand silence: enfin, au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise action, et de cette impétuosité à la commettre, on ne vit plus régner que les vices des âmes faibles et des crimes réflé chis.

a Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l'on exerce à l'ombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsqu'on va, pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s'étaient sauvés. >>

Montesquieu s'élève au dessus de l'admiration traditionnelle; il juge ces Romains qui « conquéraient tout pour tout détruire; » il les montre grands, mais odieux; il nous remplit à la fois pour eux d'admiration et de haine. Il est rare de trouver chez quelque auteur que ce soit plus d'indépendance d'esprit.

Montesquieu manifeste un grand respect pour l'humanité, parce que l'homme est digne de respect. Mais on regrette de rencontrer dans ce beau livre une sorte d'apologie du suicide, que l'auteur avait si bien combattu dans les Lettres persanes. Séduit ici par la grandeur de certains personnages, tels que Caton et Brutus, Montesquieu ne résiste pas, il se laisse subjuguer, et, après quelques correctifs cependant, il nous dit : « Il est certain que les hommes sont devenus moins libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises, qu'ils n'étaient lorsque, par cette puissance qu'on prenait sur soi-même,

on pouvait à tous les instants échapper à toute autre puis

sance. »

Il est certain que moins l'homme est libre, moins il est courageux, et qu'en effet il y a quelque chose d'humainement grand dans la liberté de disposer de soi-même indépendamment de tout pouvoir. C'est du suicide accompli par ce seul motif que Montesquieu a prétendu parler, et non du suicide de désespoir; et il faut convenir que plusieurs des grandes actions de l'antiquité furent favorisées par cette liberté. Mais on dispose de soi de deux manières: on peut soustraire sa vie à l'action d'un tyran par le suicide; on peut soustraire son être intime aux erreurs et aux attaques par la religion. Sous l'influence chrétienne naissent un courage, un dévouement inaltérables, fruits de la résignation calmne qui se soumet au choc des événements parce qu'elle sait que Dieu les dirige, et de la force qui brave des dangers dont Dieu connaît la limite. (M. Vinet, Histoire de la littérature française au xvn° siècle. )

DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUcrate.

« Rien n'est plus étonnant et plus rare que ces créations du génie qui semblent ainsi transposées d'un siècle à l'autre. Montesquieu en a donné plus d'un exemple qui décèle un rapport singulier entre son âme et ces grandes âmes de l'antiquité. Plutarque est le peintre des héros; Tacite dévoile le cœur des tyrans; mais dans Plutarque ou dans Tacite est-il une peinture égale à cette révélation du cœur de Sylla, se découvrant lui-même avec une orgueilleuse naïveté ? Comme œuvre historique, ce morceau est un incomparable modèle de l'art de pénétrer un caractère, et d'y saisir, à travers la diversité des actions, le principe unique et dominant qui le faisait agir.

« Peut-être Montesquieu a-t-il caché l'horreur du nom de Sylla sous le faste imposant de sa grandeur; peut-être a-t-il trop secondé cette fatale et stupide illusion des hommes, qui leur fait admirer l'audace qui les écrase. Sylla paraît plus étonnant par les pensées que lui prête Montesquieu que par ses actions mêmes. Cette éloquence renouvelle, pour ainsi dire, dans les âmes, la terreur qu'éprouvèrent les Romains devant leur impitoyable dictateur. Comment jadis Sylla, chargé de tant de haines,

put-il impunément quitter l'asile de la tyrannie, et, simple citoyen, descendre sur la place publique qu'il avait inondée de sang? Il vous répondra par un mot: «J'ai étonné les hommes. » Mais à côté de ce mot si simple et si profond, quelle menaçante peinture de ses victoires, de ses proscriptions! quelle éloquence quelle vérité terrible! le problème est expliqué. On conçoit la puissance et l'impunité de Sylla (*). (M. Villemain.)

« Quelques jours après que Sylla se fut démis de la dictature, j'appris que la réputation que j'avais parmi les philosophes lui faisait souhaiter de me voir, Il était à sa maison de Tibur, où il jouissait des premiers moments tranquilles de sa vie. Je ne sentis point devant lui le désordre où nous jette ordinairement la présence des grands hommes. Et dès que nous fùmes seuls : Sylla, lui dis-je, vous vous êtes donc mis vous-même dans cet état de médiocrité qui afflige presque tous les humains ? Vous avez renoncé à cet empire que votre gloire et vos vertus vous donnaient sur tous les hommes ? La fortune semble être gênée de ne plus vous élever aux honneurs.

« Eucrate, me dit-il, si je ne suis plus en spectacle à l'univers, c'est la faute des choses humaines, qui ont des bornes, et non pas la mienne. J'ai cru avoir rempli ma destinée dès que je n'ai plus eu à faire de grandes choses. Je n'étais point fait pour gouverner traquillement un peuple esclave. J'aime à remporter des victoires, à fonder ou à détruire des Etats (**), à fairé des ligues, à punir un usurpateur; mais pour ces minces détails du gouvernement, où les génies médiocres ont tant d'avantages, cette lente exécution des lois, cette discipline d'une milice tranquille, mon âme ne saurait s'en occuper.

« Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté tant de délicatesse dans l'ambition. Nous avons bien vu des grands hommes peu touchés du vain éclat et de la pompe qui entourent ceux qui gouvernent; mais il y en a bien peu qui n'aient été sen

(*) M. Jouy, dans sa tragédie de Sylla, à développé ce beau dialogue de Montesquieu : nous citerons en note les principaux traits qu'il lui a empruntés.

(**)

Je renversai l'État, mais pour le reconstruire :
J'étais né, je le sens, pour fonder ou détruire;
J'accomplis mes destins, et vers la liberté,
Je ramène en esclave un peuple épouvanté.
Acte II, sc. 7.

sibles au plaisir de gouverner, et de faire rendre à leurs fantaisies le respect qui n'est dû qu'aux lois.

« Et moi, me dit-il, Eucrate, je n'ai jamais été si peu content que lorsque je me suis vu maître absolu dans Rome, que j'ai regardé autour de moi et que je n'ai trouvé ni rivaux ni ennemis (*). J'ai cru qu'on dirait quelque jour que je n'avais châtié que des esclaves. Veux-tu, me suis-je dit, que dans ta patrie il n'y ait plus d'hommes qui puissent être touchés de ta gloire? Et, puisque tu établis la tyrannie, ne vois-tu pas bien qu'il n'y aura point après toi de prince si lâche que la flatterie ne t'égale et ne pare de ton nom, de tes titres et de tes vertus mêmes ?

« Seigneur, vous changez toutes mes idées de la façon dont je vous vois agir. Je croyais que vous aviez de l'ambition, mais aucun amour pour la gloire: je voyais bien que votre âme était haute, mais je ne soupçonnais pas qu'elle fût grande; tout dans votre vie semblait me montrer un homme dévoré du désir de commander, et qui, plein des plus funestes passions, se chargeait avec plaisir de la honte, des remords et de la bassesse même, attachés à la tyrannie. Car enfin vous avez tout sacrifié à votre puissance; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Romains; vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus terrible magistrature qui fut jamais. Le sénat ne vit qu'en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu'un vous dit: Sylla, jusqu'à quand répandras-tu le sang romain ? veuxtu ne commander qu'à des murailles ? Pour lors vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen.

« Et c'est tout le sang que j'ai versé qui m'a mis en état de faire la plus grande de toutes mes actions. Si j'avais gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille que l'ennui, que le dégoût, qu'un caprice m'eussent fait quitter le gouvernement? Mais je me suis démis de la dictature dans le temps qu'il n'y avait pas un seul homme dans l'univers qui ne crût que la dictature était mon seul asile. J'ai paru devant les Romains, citoyen au milieu de mes concitoyens, et j'ai osé leur dire Je

(*)

Parmi tous ces Romains, à mon pouvoir soumis,
Je n'ai plus de rivaux ; j'ai besoin d'ennemis,
D'ennemis libres, fiers, dont la seule présence
Atteste mon génie ainsi que ma puissance.

Acte I, sc. 3.

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