Page images
PDF
EPUB

gistrats, rien ne dégarnit plus les tribunaux, rien enfin ne répand plus de tranquillité dans un Etat, où les mœurs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.

« C'est, de toutes les puissances, celle dont on abuse le moins; c'est la plus sacrée de toutes les magistratures; c'est la seule qui ne dépend pas des conventions, et qui les a même précédées.

« On remarque que, dans les pays où l'on met dans les mains paternelles plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées; les pères sont l'image du Créateur de l'univers, qui, quoiqu'il puisse conduire les hommes par son amour, ne laisse pas de se les attacher encore par les motifs de l'espérance et de la crainte. »

Quel sentiment moral exquis, quelle noblesse d'expression dans les passages suivants :

« J'ai vu des gens chez qui la vertu était si naturelle, qu'elle ne se faisait pas même sentir; ils s'attachaient à leur devoir sans s'y plier,et s'y portaient comme par instinct; bien loin de relever par leurs discours leurs rares qualités, il semblait qu'elles n'avaient pas percé jusqu'à eux. Voilà les gens que j'aime; non pas ces hommes vertueux qui semblent être étonnés de l'être, et qui regardent une bonne action comme un prodige dont le récit doit surprendre. »

« Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'euxmêmes; leurs conversations sont un miroir qui présente tou.. jours leur impertinente figure: ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l'intérêt qu'ils y prennent les grossisse à vos yeux; ils ont tout fait, tout vu, tout pensé; ils sont un modèle universel, un sujet de comparaison inépuisable, une source d'exemples qui ne tarit jamais. Oh! que la louange est fade lorsqu'elle réfléchit vers le lieu d'où elle part! »

« Hommes modestes, venez, que je vous embrasse : vous faites la douceur et le charme de la vie. Vous croyez que vous n'avez rien, et moi, je vous dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n'humiliez personne, et vous humiliez tout le monde. Et quand je vous compare dans mon idée avec ces hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal, et je les mets à vos pieds. »

Paroles admirables, qu'il faudrait graver à jamais dans sa

mémoire !

[ocr errors]

Il serait nécessaire de multiplier beaucoup les citations pour faire connaître tous les passages qui respirent un généreux amour de la justice et de la liberté, une généreuse haine du despotisme et de la tyrannie, et la force en est encore augmen-tée par le calme et la mesure de l'expression. Montesquieu ne déclame jamais, rarement même il raille sur ses sujets; il se donne la peine de raisonner et de prouver, mais lumineusement, brièvement et sans réplique. Lisez les lettres CII et CIII, sur le despotisme et sur les questions de morale politique; la lettre XCV, sur le droit des gens.

Signalons encore le passage suivant sur la vérité due aux princes:

« C'est un pesant fardeau que celui de la vérité, lorsqu'il faut la porter jusqu'aux princes! ils doivent bien penser que ceux qui s'y déterminent y sont contraints, et qu'ils ne se résoudraient jamais à faire des démarches si tristes et affligeantes pour ceux qui les font, s'ils n'y étaient forcés par leur devoir, leur respect, et même leur amour. »

Enfin est-il rien de plus beau, de plus antique, même dans l'antiquité, que l'histoire des Troglodytes? Montesquieu, réduit à ce seul épisode, compterait parmi les plus grands écrivains et les philosophes les plus profonds. De même, Fénelon n'eût-il écrit que les Aventures d'Aristonous, serait placé au nombre de nos meilleurs écrivains.

Il y a donc beaucoup, dans les Lettres persanes, pour les esprits sérieux, mais beaucoup aussi pour les esprits frivoles et pour la malignité. Ce qui en fait l'ornement le plus considérable fut sans doute apprécié, mais ne le fut pas plus que les hardiesses philosophiques de l'œuvre. A certaines gens même, la licence eût suffi. C'était l'heure de la réaction; après les dernières années de Louis XIV et l'influence de Mme de Maintenon, la liberté de l'esprit français se relevait de la contrainte qu'il avait subie; les licences les plus graves étaient non-seulement admises, mais accueillies avec empressement.

Ce qui plaisait vivement aussi, ce qui plaît encore de nos jours, ce sont ces petites scènes enfermées dans le cadre d'une - courte lettre, ces portraits si pittoresques, ces traits de satire si mordants auxquels s'entremêlent ou succèdent des traits sublimes ou touchants. Il y a quelques rapports entre ce genre et celui de La Bruyère; tous deux ont le tour vif et heurté, la manière satirique et spirituelle; chez tous deux le style aspire

à surprendre; mais la force intime appartient à Montesquieu. Il a la puissance intellectuelle et l'intention morale qui donne du sérieux, même à la raillerie. Voyez, entre autres, la charmante lettre XXX sur l'habit persan; la lettre LXXXIV sur les Invalides, si pleine de noblesse; la lettre LXXII, sur le décisionnaire, ou l'homme qui tranche toutes les questions; lisez la dispute du géomètre et du philologue, le portrait de l'homme sociable par excellence. Pas un de ces tableaux qui ne frappe par sa perfection.

Voici le portrait du décisionnaire:

« Je me trouvais l'autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d'heure il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques et cinq points de physique. Je n'ai jamais vu un décisionnaire aussi universel; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences, on parla des nouvelles du temps: il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l'attraper, et je dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse: mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu'il me donna deux démentis, fondés sur l'autorité de Tavernier et Chardin. Ah! bon Dieu ! dis-je en moi-même, quel homme est-ce là ! Il connaîtra tout à l'heure les rues d'Ispahan mieux que moi. Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je le laissai parler, et il décide encore. » Voici celui de l'homme qui représente :

all y a quelques jours qu'un homme de ma connaissance me dit: Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris : je vous mène à présent chez un grand seigneur qui est un des hommes du royaume qui représente le mieux. «Que veut dire cela, Monsieur? Est-ce qu'il est plus poliplus affable que les autres? Non, me dit-il. Ah! j'entends: il fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il a sur ceux qui l'approchent : si cela est, je n'ai que faire d'y aller; je la lui passe tout entière, et je prends condamnation.

Il fallut pourtant marcher : et je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d'une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvais me lasser de l'admirer. Ah! bon Dieu ! dis-je en moi-même, si, lorsque j'étais à la cour de Perse, je repré

tentais ainsi, je représenterais un grand sot! Il aurait fallu, Rica, que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui venaient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance. Ils savaient bien que nous étions au-dessus d'eux ; et s'ils l'avaient ignoré, nos bienfaits le leur auraient appris chaque jour. N'ayant rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables; nous nous communiquions aux plus petits; au milieu des grandeurs, qui endurcissent toujours, ils nous trouvaient sensibles; ils ne voyaient que notre cœur au-dessus d'eux; nous descendions jusqu'à leurs besoins. Mais lorsqu'il fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques, lorsqu'il fallait faire respecter la nation aux étrangers, lorsqu'enfin dans les occasions périlleuses il fallait animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut que nous n'étions descendus; nous ramenions la fierté sur notre visage, et l'on trouvait quelquefois que nous représentions assez bien. »

Cette lettre, qui respire un sentiment auquel le mot d'onction ne messied pas, nous révèle que le sérieux est au fond de toutes les pensées de Montesquieu. Il ne peut jamais être absolument frivole. La pensée se joint toujours chez lui à tout, au sentiment, au badinage, à la licence. Jusque dans ses tableaux voluptueux et libres, il y a des idées fortes et de la méditation à plus forte raison dans sa raillerie. Celle-ci n'est pas seulement amère et incisive, satisfaction ou vengeance du bon sens outragé par les travers; c'est quelque chose de plus profond : c'est la pensée, ce sont les principes qui obéissent au besoin de se faire jour, et, s'il est possible, de se faire accepter. Partout Montesquieu vise à inculquer quelque vérité.

En résumé, si l'on retranchait des Lettres persanes des écarts de jeunesse que l'auteur lui-même a plus tard regrettés, elles seraient réduites à peu près de moitié. Mais ce qui en res terait fournit une lecture fort attrayante, d'un esprit très-élevé, et fait pour produire une impression salutaire sur ceux qui s'y 'arrêtent.

Le style des Lettres persanes était d'une nouveauté singulière et hardie, un peu dur et noueux parfois, bravant assez souvent l'harmonie, brusque, assez saccadé, scintillant, indivir duel, mâle, où la matière est pressée, condensée, et qui, pa ténergie du trait, ressemble moins à une peinture qu'à un basrelief. Il n'est ni simple ni naïf; il a plus d'élan que d'abandon; il jaillit plutôt qu'il ne coule; il est semé d'expressions pitto

resques dignes de Montaigne, le compatriote de l'auteur, et nobles par-dessus. Le dix-septième siècle a totalement disparu. De même que le style est l'homme, de même qu'un siècle est uneindividualité collective, ainsi un style est un siècle. Le style de Montesquieu est le dix-huitième siècle même.

L'éclat de ce style, la vivacité du mouvement, la profondeur des pensées, la richesse, la portée intellectuelle que, sous sa forme légère, cet ouvrage révélait au public, fixèrent l'attention. On en remarqua tout de suite les beautés et les défauts, et il paraît que, du premier coup, Montesquieu se trouva classé à son rang, ce qui n'arrive pas toujours aux grands hommes. Littérairement parlant néanmoins, on ne peut dire que l'apparition des Lettres persanes ait été un événement tout à fait heureux. Ce style si brillant et sans affectation cependant, car ce perpétuel scintillement d'idées semble la végétation naturelle de l'esprit de Montesquieu, n'étant pas en soi d'une nature absolument saine, devint une des causes de la détérioration du langage.

CONSIDÉRATIONS SUR LES CAUSES DE LA GRANDEUR DES ROMAINS ET DE LEUR DÉCADENCE.

Le génie de Montesquieu révéla toute sa force et sa gravité dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.

Depuis deux mille ans, on lisait l'histoire des Romains; on se racontait les merveilles de leur grandeur. Peut-être l'esprit de l'homme, encore plus admirateur que curieux, se plaît-il à contempler les résultats incroyables de causes secrètes qu'il ne cherche pas à connaître. L'éloquent historien de la république romaine, Tite-Live, trop frappé de la gloire de sa patrie, avait négligé d'en montrer les ressorts toujours agissants, comme s'il eût craint d'affaiblir le prodige en l'expliquant.

Tacite, qui, suivant l'éloge que lui a donné Montesquieu, abrégeait tout, parce qu'il voyait tout, Tacite n'a pas essayé de voir l'empire romain. Il a borné ses regards à un seul point de cet immense tableau. Il n'a montré que Rome avilie. Il n'a pas même expliqué cet inconcevable esclavage qui vengeait l'univers; et, quoiqu'il ait rendu service au genre humain en augmentant l'horreur de la tyrannie, il a fait un ouvrage, au-dessous du génie qu'il montre dans cet ouvrage même. Un seul écrivain de l'antiquité, un Grec, regardant l'empire romain qui

« PreviousContinue »