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dans l'observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettrés les enseignèrent, les magistrats les prêchèrent; et, comme ils enveloppoient toutes les petites actions de la vie, lorsqu'on trouva le de les faire observer exactement, la Chine

moyen

fut bien gouvernée.

Deux choses ont pu aisément graver les rites dans le cœur et l'esprit des Chinois; l'une, leur manière d'écrire extrêmement composée, qui a fait que, pendant une très grande partie de la vie, l'esprit a été uniquement1 occupé de ces rites, parce qu'il a fallu apprendre à lire dans les livres et pour les livres qui les contenoient; l'autre, que les préceptes des rites n'ayant rien de spirituel, mais simplement des règles d'une pratique commune, il est plus aisé d'en convaincre et d'en frapper les esprits que d'une chose intellectuelle.

Les princes qui, au lieu de gouverner par les rites, gouvernèrent par la force des supplices, voulurent faire faire aux supplices ce qui n'est pas dans leur pouvoir, qui est de donner des mœurs. Les supplices retrancheront bien de la société un citoyen qui, ayant perdu ses mœurs, viole les lois; mais si tout le monde a perdu ses mœurs,

1 C'est ce qui a établi l'émulation, la fuite de l'oisiveté, et l'estime pour le savoir.

les rétabliront-ils? Les supplices arrêteront bien plusieurs conséquences du mal général, mais ils ne corrigeront pas ce mal. Aussi, quand on abandonna les principes du gouvernement chinois, quand la morale y fut perdue, l'état tomba-t-il dans l'anarchie, et on vit des révolutions.

lois

CHAPITRE XVIII.

Conséquence du chapitre précédent.

Il résulte de là que la Chine ne perd point ses par la conquête. Les manières, les mœurs, les lois, la religion, y étant la même chose, on ne peut changer tout cela à la fois. Et comme il faut que le vainqueur ou le vaincu change, il a toujours fallu à la Chine que ce fût le vainqueur : car ses mœurs n'étant point ses manières, ses manières ses lois, ses lois sa religion, il a été plus aisé qu'il se pliât peu à peu au peuple vaincu que le peuple vaincu à lui.

Il suit encore de là une chose bien triste : c'est qu'il n'est presque pas possible que le christianisme s'établisse jamais à la Chine'. Les vœux de virginité, les assemblées des femmes dans les

I

Voyez les raisons données par les magistrats chinois dans les décrets par lesquels ils proscrivent la religion chrétienne. Lettres édifiantes, recueil XVII.

églises, leur communication nécessaire avec les ministres de la religion, leur participation aux sacrements, la confession auriculaire, l'extrêmeonction, le mariage d'une seule femme; tout cela renverse les mœurs et les manières du pays, et frappe encore du même coup sur la religion et sur les lois.

La religion chrétienne, par l'établissement de la charité, par un culte public, par la participation aux mêmes sacrements, semble demander que tout s'unisse: les rites des Chinois semblent ordonner que tout se sépare.

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Et comme on a vu que cette séparation 1 tient en général à l'esprit du despotisme, on trouvera dans ceci une des raisons qui font que le gouvernement monarchique et tout gouvernement modéré s'allient mieux avec la religion chrétienne.

CHAPITRE XIX.

Comment s'est faite cette union de la religion, des lois, des mœurs et des manières chez les Chinois.

Les législateurs de la Chine eurent pour principal objet du gouvernement la tranquillité de l'empire. La subordination leur parut le moyen le plus propre à la maintenir. Dans cette idée, ils

I

Voyez le liv. Iv, chap. 111, et le liv. x1x, chap. x11.

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crurent devoir inspirer le respect pour les pères, et ils rassemblèrent toutes leurs forces pour cela. Ils établirent une infinité de rites et de cérémonies pour les honorer pendant leur vie et après leur mort. Il étoit impossible de tant honorer les pères morts sans être porté à les honorer vivants. Les cérémonies pour les pères morts avoient plus de rapport à la religion; celles pour les pères vivants avoient plus de rapport aux lois, aux mœurs et aux manières : mais ce n'étoit que les parties d'un même code, et ce code étoit très étendu.

Le respect pour les pères étoit nécessairement lié avec tout ce qui représentoit les pères, les vieillards, les maîtres, les magistrats, l'empereur. Ce respect pour les pères supposoit un retour d'amour pour les enfants, et par conséquent le même retour des vieillards aux jeunes gens, des magistrats à ceux qui leur étoient soumis, de l'empereur à ses sujets. Tout cela formoit les rites, et ces rites l'esprit général de la nation.

On va sentir le rapport que peuvent avoir avec la constitution fondamentale de la Chine les choses qui paroissent les plus indifférentes. Cet empire est formé sur l'idée du gouvernement d'une famille. Si vous diminuez l'autorité paternelle, ou même si vous retranchez les cérémonies qui expriment respect que l'on pour elle, vous affoiblissez le respect pour les magistrats, qu'on regarde comme

le

des pères, les magistrats n'auront plus le même soin pour les peuples qu'ils doivent considérer comme des enfants; ce rapport d'amour qui est entre le prince et les sujets se perdra aussi peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, et vous ébranlez l'état. Il est fort indifférent en soi que tous les matins une belle-fille se lève pour aller rendre tels et tels devoirs à sa belle-mère : mais si l'on fait attention que ces pratiques extérieures rappellent sans cesse à un sentiment qu'il est nécessaire d'imprimer dans tous les cœurs, et qui va de tous les cœurs former l'esprit qui gouverne l'empire, l'on verra qu'il est nécessaire qu'une telle ou telle action particulière se fasse.

CHAPITRE XX.

Explication d'un paradoxe sur les Chinois.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que les Chinois, dont la vie est entièrement dirigée par les rites, sont néanmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paroît surtout dans le commerce, qui n'a jamais pu leur inspirer la bonne foi qui lui est naturelle. Celui qui achète doit porter1 sa propre balance; chaque marchand en ayant trois, une

Journal de Lange, en 1721 et 1722; tom. vin des Voyages du nord, pag. 363.

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