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où l'on mêle sans cesse la jurisprudence françoise avec la loi romaine; où l'on parle comme un législateur, et où l'on voit un jurisconsulte; où l'on trouve un corps entier de jurisprudence sur tous les cas, sur tous les points du droit civil? Il faut se transporter dans ces temps-là.

Saint Louis, voyant les abus de la jurisprudence de son temps, chercha à en dégoûter les peuples; il fit plusieurs règlements pour les tribunaux de ses domaines, et pour ceux de ses barons; et il eut un tel succès, que Beaumanoir 1, qui écrivoit très peu de temps après la mort de ce prince, nous dit que la manière de juger établie par saint Louis étoit pratiquée dans un grand nombre de cours des seigneurs.

Ainsi ce prince remplit son objet, quoique ses règlements pour les tribunaux des seigneurs n'eussent pas été faits pour être une loi générale du royaume, mais comme un exemple que chacun pourroit suivre. Il ôta le mal en faisant sentir le meilleur. Quand on vit dans ses tribunaux, quand on vit dans ceux des seigneurs, une manière de procéder plus naturelle, plus raisonnable, plus conforme à la morale, à la religion, à la tranquillité publique, à la sûreté de la personne et des biens, on la prit, et on abandonna l'autre.

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Inviter quand il ne faut pas contraindre, conduire quand il ne faut pas commander, c'est l'habileté suprême. La raison a un empire naturel; elle a même un empire tyrannique: on lui résiste, mais cette résistance est son triomphe; encore un peu de temps, et l'on sera forcé de revenir à elle. Saint Louis, pour dégoûter de la jurisprudence françoise, fit traduire les livres du droit romain, afin qu'ils fussent connus des hommes de loi de ces temps-là. Défontaines, qui est le premier1 auteur de pratique que nous ayons, fit un grand usage de ces lois romaines: son ouvrage est en quelque façon un résultat de l'ancienne jurispru dence françoise, des lois ou Établissements de saint Louis, et de la loi romaine. Beaumanoir fit peu d'usage de la loi romaine; mais il concilia l'ancienne jurisprudence françoise avec les règlements de saint Louis.

C'est dans l'esprit de ces deux ouvrages, et sur tout de celui de Défontaines, que quelque bailli, je crois, fit l'ouvrage de jurisprudence que nous appelons les Établissements. Il est dit, dans le titre de cet ouvrage, qu'il est fait selon l'usage de Paris, et d'Orléans, et de cour de baronnie; et dans le prologue, qu'il y est traité des usages de tout le royaume, et d'Anjou, et de cour de baronnie. Il

Il dit lui-même dans son prologue: «Nus luy en prit oncques, • mais cette chose dont j'ay. »

est visible que cet ouvrage fut fait pour Paris, Orléans et Anjou, comme les ouvrages de Beaumanoir et de Défontaines furent faits pour les comtés de Clermont et de Vermandois et comme il paroît par Beaumanoir que plusieurs lois de saint Louis avoient pénétré dans les cours de baronnie, le compilateur a eu quelque raison de dire que son ouvrage regardoit aussi les cours de baronnie.

Il est clair que celui qui fit cet ouvrage compila les coutumes du pays avec les lois et les établissements de saint Louis. Cet ouvrage est très précieux, parce qu'il contient les anciennes coutumes d'Anjou et les Établissements de saint Louis tels qu'ils étoient alors pratiqués, et enfin ce qu'on y pratiquoit de l'ancienne jurisprudence françoise.

La différence de cet ouvrage d'avec ceux de Défontaines et de Beaumanoir, c'est qu'on y parle en termes de commandement comme les législateurs; et cela pouvoit être ainsi, parce qu'il étoit une compilation de coutumes écrites et de lois.

Il y avoit un vice intérieur dans cette compila

1 Il n'y a rien de si vague que le titre et le prologue. D'abord ce sont les usages de Paris et d'Orléans, et de cour de baronnie; ensuite ce sont les usages de toutes les cours laies du royaume, et de la prevôté de France; ensuite ce sont les usages de tout le royaume, ́et d'Anjou, et de cour de baronnie.

DE L'ESPRIT DES LOIS. T. II.

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tion : elle formoit un code amphibie où l'on avoit mêlé la jurisprudence françoise avec la loi romaine; on rapprochoit des choses qui n'avoient jamais de rapport, et qui souvent étoient contradictoires.

Je sais bien que les tribunaux françois des hommes ou des pairs, les jugements sans appel à un autre tribunal, la manière de prononcer par ces mots, je condamne ou j'absous, avoient de la conformité avec les jugements populaires des Romains. Mais on fit peu d'usage de cette ancienne jurisprudence; on se servit plutôt de celle qui fut introduite depuis par les empereurs, qu'on employa partout dans cette compilation pour régler, limiter,corriger,étendre la jurisprudence françoise.

CHAPITRE XXXIX.

Continuation du même sujet.

Les formes judiciaires introduites par saint Louis cessèrent d'être en usage. Ce prince avoit eu moins en vue la chose même, c'est-à-dire la meilleure manière de juger, que la meilleure manière de suppléer à l'ancienne pratique de juger. Le premier objet étoit de dégoûter de l'ancienne jurisprudence, et le second d'en former une nouvelle. 1 Établissements, liv. 11, chap. xv.

Mais les inconvénients de celle-ci ayant paru, on en vit bientôt succéder une autre.

Ainsi les lois de saint Louis changèrent moins la jurisprudence françoise qu'elles ne donnèrent des moyens pour la changer; elles ouvrirent de nouveaux tribunaux, ou plutôt des voies pour y arriver; et, quand on put parvenir aisément à celui qui avoit une autorité générale, les jugements, qui auparavant ne faisoient que les usages d'une seigneurie particulière, formèrent une jurisprudence universelle. On étoit parvenu, par la force des Établissements, à avoir des décisions générales, qui manquoient entièrement dans le royaume; quand le bâtiment fut construit, on laissa tomber l'échafaud.

Ainsi les lois que fit saint Louis eurent des effets qu'on n'auroit pas dû attendre du chef-d'œuvre de la législation. Il faut quelquefois bien des siècles pour préparer les changements; les événements mûrissent, et voilà les révolutions.

I

Le parlement jugea en dernier ressort de presque toutes les affaires du royaume. Auparavant il ne jugeoit que de celles qui étoient entre les ducs, comtes, barons, évêques, abbés, ou entre le roi et ses vassaux, plutôt dans le rapport qu'elles

Voyez du Tillet sur la cour des pairs; voyez aussi la Roche-Flavin, liv. 1, chap. 1; Budée et Paul-Émile.

2 Les autres affaires étoient décidées par les tribunaux ordinaires.

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