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semble être un autre Achille suscité parmi les Troyens pour la perte d'Argos. Au moment même où le fils de Priam nous inspire la pensée de cette comparaison, Homère, par un trait de génie, met la Grèce suppliante aux pieds du véritable Achille. Le héros reste insensible à l'éloquence d'Ulysse, aux larmes du vieux Phénix, aux reproches et à l'amitié du fier Ajax, aux prières de la patrie en deuil. C'en est fait de la Grèce : voilà ce qui alarme Phénix, ce que le fils de Laërte murmure tout bas, ce que le Télamonien redoute aussi, malgré sa constance; voilà l'issue funeste que nous annoncent la terreur et le désespoir d'Agamemnon, seul dans sa tente, et poussant des cris de douleur sous les regards de Jupiter irrité contre lui.

Cependant quelque espoir est rentré dans le cœur des Grecs, relevés par la conquête des chevaux de Rhésus, l'une des fatalités d'llion, et par les succès d'Atride, qui sème le carnage et l'effroi dans les rangs ennemis en l'absence d'Hector. Bientôt le roi des rois se retire blessé; Hector remonte sur son char; Ulysse, Diomède et Ajax arrêtent sa furie par des prodiges de valeur, mais ils sont tous blessés, ainsi qu'Eurypyle et Machaon. Leur vainqueur éprouve à son tour le même sort; un dieu le ranime, il lui donne des forces pour rétablir l'action et ressaisir la victoire, qui avait abandonné, à son insu, l'une des ailes de l'armée. Alors éclatent les prières de Nestor à Patrocle; au nom sacré de la patrie, le vieillard implore le secours du fils de Thétis; un moment après, l'illustre ami du héros entend sortir de la bouche d'Eurypyle ces douloureuses

paroles : « Plus de salut pour les Grecs: ils périront

tous ! »

Nous arrivons au douzième chant. Hector est au pied du rempart qui protège le camp d'Agamemnon; de terribles combats s'engagent sur cinq points différents; les Troyens triomphent et chassent devant eux les Grecs, qui volent vers les vaisseaux, leur unique asile. Peut-être ne trouverait-on dans aucun poëte du monde, une description aussi rapide, aussi semblable à une bataille de géants que la peinture d'Homère. L'action continue et devient plus terrible que jamais ; la présence de Neptune, le sommeil de Jupiter endormi par Junon, une nouvelle blessure d'Hector, font pencher la victoire en faveur des Grecs. Guéri par Apollon, Hector reparaît; il franchit de nouveau les retranchements ennemis. La mêlée est si affreuse, le danger si pressant, que Patrocle quitte Eurypyle mourant pour aller invoquer le courage d'Achille. Hector furieux ressemble au dieu Mars agitant sa lance, à un feu dévorant qui ravage une profonde forêt : déjà il lance la flamme sur les vaisseaux. Frappé de ce spectacle, craignant de se voir fermer le chemin du retour à Scyros, mais encore insensible aux périls de la Grèce, Achille refuse de marcher pour elle; seulement il accorde ses armes aux instances de Patrocle désespéré. Cependant Ajax, accablé des traits ennemis, est sur le point de succomber, désarmé par le glaive d'Hector. Les Troyens font voler de tous côtés des torches ardentes sur la flotte; les flammes s'y répandent et déjà les poupes s'embrasent. Dans ce moment extrême,

Achille vient de réunir ses Thessaliens, et tandis qu'il offre un sacrifice au ciel pour le salut d'un ami si cher, Patrocle fond avec eux sur les bataillons ennemis. Ce n'était point Achille, ce n'en était que l'ombre; néanmoins tout recule devant l'ombre d'Achille; Hector lui-même a pris la fuite, peu s'en faut que Troie n'ouvre ses portes: l'ivresse de la victoire entraîne Patrocle rebelle aux ordres et aux prières d'Achille; Hector revient et lui donne la mort.

Le fils de Priam touche au faite de la gloire; à peine revêtu des armes d'Achille, une force nouvelle se répand dans ses membres; rempli du démon des combats, il revole au milieu de l'armée troyenne, en poussant un cri terrible. Plus il approche de l'événement funeste, plus il est grand et sublime. Il triomphe à la lueur des éclairs, au bruit de la foudre qui retentit sur le mont Ida tremblez, Grecs, voilà le ministre du courroux de Jupiter!

:

Tous ces maux proviennent de l'orgueil d'Agamemnon et de la colère d'Achille. Le premier, qui est le plus coupable, a reçu un châtiment terrible de sa faute; les dieux envoient d'abord pour punition à son rival un pressentiment cruel. A l'aspect du désordre des Grecs, que l'épouvante précipite de nouveau vers le rivage, « Patrocle n'est plus! s'écrie-t-il; l'infortuné! malgré mes prières, il aura voulu affronter la fureur d'Hector! » Comme il roulait ces pensées dans son esprit, Antiloque approche les yeux noyés de larmes : « Hélas! ô fils de Thétis, belliqueux Pélée, tu vas apprendre une triste nouvelle ! Patrocle est mort! on ne

combat plus que pour la possession de son cadavre; tes armes sont au pouvoir d'Hector. »

Ici la scène du désespoir d'Achille, étendu tout entier sur l'arène, entouré de ses captives et de celles de Patrocle, qui se frappent la poitrine et tombent évanouies, tandis que le généreux Antiloque s'efforce d'empêcher qu'il n'attente à ses propres jours. Thétis arrive suivie des néréides; elle cherche à consoler son fils, et c'est en répondant aux discours maternels, que l'âme héroïque et tendre d'Achille se révèle tout entière. Désespéré de la mort de Patrocle, honteux de ne l'avoir pas préservé du coup fatal, il abjure la funeste passion de la colère, il maudit la discorde et les malheurs qu'elle enfante. Ce retour est sublime; il amène la résolution de venger Patrocle, qui est l'arrêt fatal d'Hector, et nous montre Achille courant avec joie à une victoire que doit suivre bientôt sa propre mort. Le fils de Jupiter, Alcide est mort, Achille doit mourir aussi; mais du moins la gloire illustrera sa vengeance et sa mémoire.

Thétis, ne pouvant triompher d'une résolution si profonde, obtient cependant de son fils la promesse d'attendre de nouvelles armes forgées par Vulcain, et qui doivent remplacer celles dont la conquête coûtera si cher au vaillant Hector. La déesse monte rapidement vers l'Olympe. Alors les Grecs, fuyant pour la dixième fois devant les Troyens, en poussant des clameurs d'épouvante, touchaient au bord de l'Hellespont; Hector, en vain repoussé par les deux Ajax, allait enlever le corps de Patrocle et se couvrir de gloire, si Junon,

protectrice d'Argos, n'eût envoyé au fils de Thétis une inspiration digne de lui.

Achille, toujours plein de son désespoir, était couché dans la poussière; il se lève : Minerve le couvre de l'immortelle égide, et le couronne d'un nuage d'or au haut duquel s'allume une flamme étincelante... Il s'avance hors de la muraille jusqu'aux bords du fossé, mais sans se mêler aux Grecs, par respect pour les ordres d'une mère. Là, debout, il pousse un cri que Minerve accompagne d'un bruit terrible. Aussitôt un tumulte immense règne parmi les Troyens. Telle qu'on entend éclater les sons perçants de la trompette lorsque des ennemis environnent une ville qu'ils vont détruire, ainsi résonne la voix d'Eacide. Au bruit de cette voix d'airain, tous les cœurs sont saisis d'effroi ; les superbes coursiers font rebrousser les chars en arrière, tant ils ont le pressentiment d'un désastre! les écuyers se sentent frappés de consternation à la vue de la flamme allumée par Minerve sur la tête du fils de Pelée. Trois fois, aux bords du fossé, le héros pousse un cri déchirant; trois fois les Troyens et leurs généreux alliés reculent dispersés par la terreur. Là, périrent sur leur char, et percés de leurs propres armes, douze des plus illustres combattants de l'armée troyenne. Les Grecs, pleins d'enthousiasme, ont enlevé Patrocle hors de la portée du trait; ils le déposent sur un lit funèbre qu'environnent ses compagnons d'armes.

Que sont devenus Teucer, Ajax, Diomède, Agamemnon, Énée, Sarpédon, Polydamas et le grand Hector lui-même? Achille, en paraissant, les a tous effacés.

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