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camarades conversent avec les grands-ducs, vont leur présenter les hommages de fidélité, avec les députations des Landtags, en un mot, ils deviennent hoffæhig: un jour ou l'autre on les rencontrera à la cour.

Mais, parti de réforme, le socialisme perd sa double raison d'être doctrinale et effective. Ne trouvant plus d'interprétation socialiste des faits contemporains qui fasse apparaître la révolution comme inéluctable, les socialistes ne jouent que le rôle de la mouche du coche, de la cinquième roue au carrosse de l'État; ils ne donnent plus satisfaction au sentiment révolutionnaire des masses ouvrières, des ennemis de la société. Les intransigeants, dans tous les pays, les Hyndman, les Rosa Luxembourg, les Kautsky, les Guesde et les Vaillant comprennent fort bien ces conséquences logiques de l'opportunisme de principe, et c'est là le fond de leurs querelles toujours plus envenimées contre les Bernstein, les Vollmar, les Turati, les Millerand, les Jaurès. Toutefois, aux yeux de certaines gens, le socialisme tempéré de ces derniers, paraissant plus réalisable, présente plus de danger que celui des croque-mitaines.

IV

LE SOCIALISME IDÉALISTE

Partout, dans le monde civilisé, se produit une poussée vers le socialisme. L'agitation ne se borne pas aux classes ouvrières des grandes villes, elle commence à gagner les paysans. Les socialistes pénètrent en nombre croissant dans les Parlements, dans les municipalités. En même temps l'esprit socialiste se répand par endosmose dans l'Église, l'Université, les chaires. d'économie politique, jusque parmi les classes riches et cultivées.

C'est le point fort du socialisme. Son point faible, ce sont ses théories, ses systèmes.

Les masses populaires ont une conscience très nette de leurs maux, qu'elles ressentent d'autant plus vivement que leur condition s'améliore, mais elles n'ont qu'une idée très confuse des remèdes à y apporter. Ceux qui leur proposent des panacées leur signalent la richesse comme point de mire des réformes. Mais à quelles funestes perturbations, à quelle anarchie spontanée, à quelles calamités publiques aboutissent, quand on essaye de les appliquer, des théories essentiellement fondées sur des données métaphysiques, qui ne prennent en considération ni la nature humaine, ni le passé de l'humanité, ni les conditions nécessaires à

l'existence du corps social, c'est ce que Taine a mis en lumière, avec une vérité effrayante, dans son Histoire de la Révolution française. Or, il semble que cette éclatante démonstration historique des dangers de l'idéalisme en matière de réformes sociales soit lettre morte pour la génération nouvelle, et cette réflexion nous a quelque peu gâté le plaisir d'assister à la soutenance de la thèse de M. Andler, qui a fait événement en Sorbonne (1).

Considérant à juste titre que les tendances générales au socialisme d'État constituent le phénomène le plus important de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, M. Andler s'est proposé d'étudier ses principaux théoriciens en Allemagne, Hegel, Rodbertus, Lassalle, List et Thünen. La contexture de leurs idées sur le droit, la production des richesses et leur répartition, telle que nous la présente M. Andler, est une merveille de dialectique.

Mais M. Andler ne s'en tient pas à ce magistral exposé qu'on lira toujours avec fruit. Il cherche dans ces doctrines des vérités applicables: il prend parti pour une théorie contre une autre théorie, pour le socialisme idéaliste contre le socialiste matérialiste de Karl Marx. M. Andler s'est laissé entraîner par ce courant d'idéalisme renaissant que M. Brunetière, avec sa perspicacité habituelle, nous signalait (2) dans tous les domaines.

Le marxisme était lui-même une réaction contre le socialisme romantique d'avant 1848, avec lequel l'idéalisme d'aujourd'hui présente beaucoup d'affinités. La réaction de 1852 révélait l'inanité de cette croyance enthousiaste à la vertu des mots, des beaux sentiments (1) Les Origines du socialisme d'État en Allemagne ; Paris, F. Alcan, 1897.

(2) La Renaissance de l'idéalisme.

de justice, de fraternité, de liberté. Les marxistes se font fort d'établir que les idées ne sont que la déformation de la réalité dans l'esprit de l'homme, que la lutte des intérêts matériels domine l'activité humaine, et qu'en matière sociale il s'agit non de poser des principes immuables, mais d'observer des faits changeants. Ils colorent, il est vrai, ces faits à leur manière ; ils en tirent certaines conséquences absurdes, extravagantes. Mais de ce qu'ils appliquent mal leur méthode, il ne s'ensuit pas qu'elle soit mauvaise; loin de là. Nous avons, au contraire, l'intime conviction qu'elle est la seule bonne, et qu'on ne peut les réfuter qu'en leur opposant cette même méthode, en démontrant que leur interprétation des faits est contredite par d'autres faits plus nombreux et plus probants.

M. Andler prépare un livre sur la Décomposition du marxisme; sa thèse sur le Socialisme d'État en forme l'introduction. Mais il attribue moins d'importance à la constatation des faits qu'à la puissance des idées, des idées sentiments, des idées forces. Il écrit bien, il est vrai, en un endroit, que « les institutions de l'avenir seront désirables, à proportion de la connaissance exacte que nous aurons eue des faits sociaux », d'où la conclusion naturelle que nous devrions commencer par l'étude de ces faits, et constituer la physique sociale avant d'en esquisser la métaphysique. Mais M. Andler estime pourtant que la science sociale est une science déductive, qu'elle a pour mission de poser des principes sentimentaux dont il ne reste plus qu'à chercher l'application. Elle relève, selon lui, de la philosophie appelée à remplacer la religion dans la conduite de l'humanité. Professez une bonne philosophie d'État et vous obtiendrez une meilleure législation sociale. M. Élie Halévy exprime avec plus de relief encore la même opinion, lorsqu'il écrit que la

suprématie de l'Allemagne sur la France, en matière de réformes, est en raison directe de la supériorité de la philosophie de Hegel sur celle de Cousin (1).

Il reste à savoir si la philosophie est cause ou effet, signe ou agent, si c'est l'État prussien qui a pratiqué les maximes de Hegel, ou Hegel qui a maximé les pratiques de l'État prussien. M. Andler admet une influence réciproque, lorsqu'il reconnait que Rodbertus représente la vraie tradition allemande conservatrice, mais qui se laisse pousser par les réformes. Dans sa tentation de fonder la royauté sociale, M. de Bismarck a bien pu s'inspirer des théoriciens, des socialistes de la chaire. Mais il avait l'exemple du socialisme impérial de Napoléon III, de Disraeli, qui proclamait la sainte alliance du torysme et de la démocratie. M. Andler remarque lui-même, mais plutôt comme une simple coïncidence, que les premières réformes ouvrières présentées au Reichstag ont été précédées par le discours de Gambetta à Belleville, le 12 juillet 1880, la proposition de M. Constans sur la journée normale de dix heures, et l'organisation de caisses de secours avec la garantie de l'État.

Ces hommes politiques jugeaient opportune, de la part des classes dirigeantes, cette satisfaction partielle donnée aux revendications des classes populaires armées du suffrage universel. L'empereur d'Allemagne, après s'être avancé très loin dans cette voie, est maintenant pressé de revenir sur ses pas. Une réaction violente se manifeste parmi les pouvoirs dirigeants contre le socialisme d'État, monarchique, autoritaire, con

(1) C'est plutôt la philosophie de Comte qu'il faudrait opposer à celle de Hegel. Mais l'histoire du comtisme n'est pas encore écrite. Les lettres de Stuart Mill à Gustave d'Eichthal, publiées par la revue Cosmopolis (16 avril, 17 mai 1897), sont une précieuse contribution à cette histoire.

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