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nière inévitable,- formules dont quelques-unes ont été atténuées par Marx lui-même; et, s'appuyant sur des données certaines, il arrive à cette conclusion que ce, sont là non autant de lois générales, mais des vérités relatives. Un bouleversement prochain, qui amènerait au pouvoir le prolétariat des usines, n'est, d'après lui, ni probable ni souhaitable, surtout au point de vue socialiste, attendu que la classe ouvrière serait incapable de gouverner l'État et de diriger la production économique. Il s'agit donc de substituer une activité d'organisation ouvrière et de réformes démocratiques, à la propagande révolutionnaire, et au lieu de se laisser hypnotiser par des buts vagues et éloignés, de s'attacher à la tâche de chaque jour, en se persuadant qu'il ne peut y avoir de grands changements, qui transforment la face du monde, qu'il n'y en aura jamais, que la société de demain ne peut se distinguer de celle d'aujourd'hui qu'en degré, et non en nature.

Les économistes ont donné d'aussi forts coups de bélier dans l'édifice majestueux du marxisme officiel. Mais pour les socialistes ces réfutations n'existaient pas. Le bruit et le scandale causés par la brochure de Bernstein venaient de ce que l'auteur était un socialiste. Ce n'est pas la vérité qui frappe les hommes, ce sont ceux qui la disent.

Au Congrès de Hanovre, la brochure de Bernstein fut l'objet d'une discussion longue et orageuse. Un mot spirituel d'Auer exprime bien le genre de reproche qu'on adressait à l'hérésiarque: « Mon cher Édouard, lui écrivait-il, tu es un âne : on n'écrit pas ces choseslà, on les fait. » En d'autres termes, on doit se garder d'ériger l'opportunisme en principe, il faut abriter une politique de compromis sous le drapeau des principes immuables et intangibles.

Les portes de l'Allemagne se sont rouvertes pour

Bernstein. Une conférence faite par lui aux étudiants des sciences sociales à l'Université de Berlin qui la sollicitaient, et en présence du professeur Ad. Wagner, a rallumé les anciennes polémiques au sein du parti. avec plus de violence cncore.

Comment le socialisme scientifique est-il possible (1)? Telle était la question posée par Bernstein dans sa conférence. Bernstein ne nie pas, comme on l'a répété bien à tort, qu'il ne puisse y avoir un socialisme fondé sur la science, mais il cherche quelles conditions ce socialisme doit remplir pour justifier ce caractère. Il constate que presque toutes les prétendues lois sur lesquelles se fondait la certitude d'un avènement néces saire du collectivisme, à commencer par la loi d'airain, ont été reconnues fausses et abandonnées, ou bien sont aujourd'hui discutées. Jamais, dit-il, le socialisme ne sera une science pure, car il renferme toujours un désir, une volonté, un idéal, un au-delà. Cet idéal n'est pas forcément en opposition avec la science, mais il doit s'éclairer, se limiter, se protéger par la science contre l'utopie fantastique. Le socialisme ne peut se développer de l'utopie à la science qu'en renonçant à la vérité dernière et définitive. Il doit se modifier à l'unisson des phénomènes sociaux, perpétuellement changeants. C'est là du marxisme pur; car le marxisme consiste à ne refléter que la réalité des choses. Bernstein exige des sciences sociales qu'elles demeurent inébranlablement fidèles au criticisme de Kant, également éloigné du dogmatisme qui affirme et du septicisme qui nie, et qui fixe, avant toutes choses, les limites de la pensée humaine, lorsqu'elle est avide de preuve et de certitude.

(1) Wie ist wissenschaftlicher Socialismus mæglich; Berlin,

1900.

J

A ce point de vue, la sociologie, l'histoire ne présentent nullement le caractère des sciences exactes. Il leur manque absolument la prévision. Les sociétés manifestent les développements les plus imprévus. Et nous ne parlons pas seulement des accidents particuliers, mais des faits réguliers, du mode de production, de cette infrastructure économique où Marx cherche la cause déterminante des luttes sociales et des changements sociaux. Car ces faits réguliers ont été la conséquence de découvertes, la poudre à canon, l'imprimerie, la route des Indes, les machines, la vapeur, la grande industrie, l'électricité, demain, peut-être, la navigation aérienne, dont nul ne pouvait mesurer la portée.

Il suit de là que nous ne saurions nous faire aucune image de ce que sera dans un siècle, par exemple, l'organisation sociale, et que toute spéculation sur la société future est absolument vaine. Un professeur d'économie politique à l'Université de Paris, M. Bourguin (1), a dépensé beaucoup de science et de dialectique à réfuter les systèmes collectivistes les plus récents, depuis celui de M. Jaurès, qui vient d'abdiquer, il est vrai, toute prétention au prophétisme, jusqu'à la naïve utopie de M. Brissac, sans oublier l'ingénieux essai de construction sociale dû à M. George Renard. Mais on peut dire de ces exercices ce que M. de Talleyrand disait de la théologie; ils servent surtout à donner de la subtilité à l'esprit. La science historique les écarte a priori par une fin de non recevoir. C'est ce qu'indique, avec beaucoup de force, M. Bernstein.

Ce petit discours de la méthode en matière de sciences sociales excita parmi les socialistes allemands une émotion, une fureur plus grandes encore que la

(1) Revue politique et parlementaire, avril, mai, juin 1901.

première brochure: il y avait récidive. Ces vues théoriques ont une importance pratique. Dépouiller le socialisme du prestige de la science, c'est éteindre l'auréole d'infaillibilité des chefs devant les masses urbaines, lorsqu'ils leur annoncent la révolution à brève échéance, voire même à date fixe, comme ils l'ont fait tant de fois. Ils se trompent, s'ils sont sincères, et ils trompent leurs auditeurs. La meilleure devise à inscrire au-dessus de toutes les autres, dans les réunions socialistes, serait ce mot que nous entendîmes prononcer au Congrès de Lyon par un des plus brillants orateurs : « Qui trompe-t-on ici ? »

Quant au gros du public social-démocrate, ce qui le frappait tout d'abord dans l'hérésie de Bernstein, c'est cette ovation dont le socialisme incertain de l'ancien confident de Marx et d'Engels fut l'objet de la part des étudiants, cette approbation de la presse libérale, qu'il aurait dû repousser.

Au Congrès de Lübeck, les autoritaires, tels que Singer, allèrent jusqu'à dénier tout droit de critique à l'égard du programme, sacré comme les tables de la Loi. Le grand-prêtre du marxisme Kautsky, qui jadis encourageait Bernstein dans ses libres critiques, n'admet plus qu'on puisse exprimer publiquement ses doutes, jeter le trouble et l'hésitation dans les consciences socialistes, si on n'a pas une solution nouvelle à leur offrir. Enfin Bebel, interprète de la majorité, reconnaissait le droit de critique, mais reprochait à Bernstein de s'y livrer d'une façon partiale, unilatérale, de diriger ses traits uniquement contre les socialistes, au lieu de s'attaquer à leurs adversaires.

Bernstein, qui avait pour lui les politiques Vollmar, David, Heine, Auer, les intellectuels, les Syndicats ouvriers, a déclaré qu'il tiendrait compte du désir exprimé par le Congrès, puisqu'il n'impliquait aucune

défiance, mais que lui, Bernstein, ne pouvait changer ses convictions. En réalité, Bebel donnait inconsciemment la plus grande satisfaction possible à son contradicteur, puisqu'il annonçait que le programme du parti devait être modifié sur certains points; mais cette modification ne pouvait appartenir à l'initiative individuelle. Ce serait l'œuvre d'une commission, d'un collège de cardinaux rouges, nommé par le Congrès de Munich.

Ainsi, après le programme d'Eisenach, après celui de Gotha, après celui d'Erfurt, qui tous étaient censés exprimer la vérité révélée par la science, et dont les deux premiers sont déjà rejetés à la vieille ferraille, les social-démocrates allemands promulgueront un nouveau programme atténué, où, comme l'a annoncé Bebel, le dogme fondamental de la paupérisation des masses, condamnation du régime capitaliste, ne sera plus maintenu dans toute sa rigueur. De même les socialistes autrichiens éprouvent le besoin de reviser leur programme suranné d'Hainsfeld, sur la même question de la misère fatidique des classes ouvrières et de la concentration des fortunes.

Assurément cette transformation, cette mue, n'est pas l'œuvre exclusive de Bernstein, elle résulte de la force des choses. En devenant, d'insurrectionnel qu'il était au début, électoral, parlementaire, ministériel, voire monarchique, le socialisme ne peut plus maintenir sa doctrine d'incompatibilité absolue avec la société bourgeoise, d'antagonisme irréductible contre l'organisation capitaliste. Il s'y adapte et il l'exploite. Son Excellence, le camarade Millerand, s'est incliné devant l'autocrate russe. Turati, en Italie, renonce à la propagande républicaine, se rallie à la royauté. M. de Vollmar, à Munich, vide des bocks avec le premier ministre. Dans la Hesse, dans le duché de Bade, d'autres

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