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tégut (1) réfute cette erreur. La Révolution fut cosmopolite dans son essence. Le torrent impétueux et dévastateur ne pouvait couler dans un lit aussi étroit que l'idée de patrie. La Révolution maudit l'œuvre des ancêtres, sa mission est de faire table rase de tout le passé, de dater la civilisation de l'an I de la République; elle viole les tombeaux, renverse les autels, altère l'ordre ancien de la famille, supprime les provinces, comme si la première condition pour aimer la grande patrie n'était pas d'être attaché à la petite par un culte superstitieux. Elle dissout les Associations, dissémine les Français en une poussière d'atomes, sous la domination de l'Etat. A la religion vivante et chaude de la patrie, elle substitue un patriotisme abstrait qui ne parle plus à l'âme des foules.

De la Révolution jaillit, il est vrai, une flamme d'enthousiasme. Après avoir exercé leur fureur contre euxmêmes, les Français tournèrent contre l'étranger leur ardeur de conquête, de pillage et de prosélytisme et, puissamment secondés par les cadres de l'ancien régime qui subsistaient encore, ils promenèrent les aigles victo rieuses à travers l'Europe, sous la conduite de Bonaparte, qui rêva de fonder sur les ruines des vieilles monarchies le saint empire de la Révolution. Mais cette propagande armée contre les tyrans réveilla partout l'esprit national, qui se tourna contre la France et la laissa mutilée.

Encore une fois l'idée de patrie triomphait de l'idée cosmopolite dont la France était l'apôtre et dont elle devint la victime.

Un siècle ne s'était pas encore écoulé depuis la Révolution qu'une association internationale se constituait en Europe et tenait son premier Congrès, à Genève,

(1) La Révolution et l'Idée de Patrie, dans le volume intitulé : Libres Opinions (Hachette).

en 1866, date aussi importante que celle du serment du Jeu de Paume. En 1789, c'était l'élan idéal de la bourgeoisie réclamant l'égalité des droits : l'Internationale du quatrième Etat exige l'égalité des biens. Elle fait appel aux prolétaires de tous les pays, à cette classe nouvelle de salariés libres, créés et enrégimentés par la grande industrie, arrachés à la terre, à la famille, campés dans les grandes villes, transportés d'un lieu à un autre selon les besoins du marché, exposés à ses fluctuations et vivant dans l'incertitude du lendemain. A ces prolétaires, les internationalistes crient qu'il n'y a plus de patrie, qu'il n'y a plus que deux partis en présence dans le monde entier : ceux qui possèdent en face de ceux qui ne disposent que de la force de leurs bras. Ceux-ci doivent donc s'unir par-delà les frontières, et substituer à la guerre des nations la lutte implacable des classes.

Certains internationalistes se proclament, il est vrai, patriotes; d'autres aiment la France parce qu'elle est le pays de la révolution cosmopolite. Mais beaucoup disent: « Que la patrie périsse et que la révolution soit sauvée ! » La patrie est à leurs yeux l'inverse de la civilisation. Il y a incompatibilité absolue entre l'armée et le peuple, entre le préjugé étroit de la patrie moderne et les intérêts des travailleurs (1).

C'est à leurs actes qu'il faut juger les internationalistes. De la révolution qu'ils nous prédisent nous avons subi le prologue, la Commune de 1871. Bien qu'elle soit née dans un capharnaum de passions et de doctrines, l'esprit antipatriotique s'en dégage avec éclat. Elle fusilla les prêtres, abolit la famille, en donnant aux enfants naturels les droits des enfants légitimes, et coucha sur un lit de fumier la colonne Vendôme, ce

(1) Lire dans Le Devenir social de novembre 1897 «La Crise du nationalisme », par P. et CH. BONNIER.

monument de la guerre, en présence de l'armée allemande, qui occupait quarante départements francais.

Par une contradiction singulière, et qui prouve à quel point l'instinct de patrie hante l'imagination du peuple, la Commune, en dépit de son cosmopolitisme, fut, comme l'indique son nom même, un retour au type communal primitif. Dès que la classe populaire, remarque Montégut, s'est trouvée libre d'agir à sa guise, elle a renouvelé immédiatement l'histoire des Flandres et du moyen âge, et cherché, à l'encontre de la Révolution, à recréer la petite patrie locale !

A côté de ce courant d'internationalisme, nous assistons au réveil général des nationalités. Partout les nations aspirent à leur autonomie. Les Etats tels que l'Autriche, formés de races disparates, semblent toujours à la veille de se disjoindre en autant de nationalités distinctes. Malgré le panslavisme, Tchèques, Serbes, Bulgares, revendiquent leur indépendance. Des peuples d'Extrême-Orient, qui semblaient à jamais momifiés dans la routine, rajeunis soudain par un patriotisme ardent, entrent en concurrence avec les grandes puissances. Les peuples asservis comme l'Irlande, démembrés comme la Pologne, témoignent d'une vitalité indomptable, et entretiennent dans leurs temples et à leurs foyers la flamme d'un patriotisme mystique.

Le trait le plus caractéristique nous est donné par le peuple juif, cet échantillon d'antiquité qui date d'avant les Pyramides. Jamais race d'hommes, quoique dispersés dans le monde entier, ne forma un faisceau aussi tenace, aussi opiniâtre, aussi patriote, aussi séparatif des autres peuples, et en même temps ne contribua plus à la propagande internationale. C'est par les Communautés juives que le christianisme commença à se répandre. M. James Darmsteter a rattaché à l'esprit juif l'œuvre de Voltaire et de la Révo

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lution française, ce qui est sans doute exagéré. Mais des juifs, à commencer par Karl Marx, qui a exercé sur le mouvement prolétarien une influence analogue à celle de Rousseau sur la Révolution française, sont, en Allemagne et en Autriche, à la tête de cette Internationale rouge qu'ils opposent à l'Internationale dorée des capitalistes où d'autres juifs jouent un rôle prédominant (1). Or, voici que nous voyons poindre chez quelques-uns d'entre eux la velléité nostalgique d'entreprendre un nouvel exode vers leur pays d'origine, la Judée, de recouvrer la patrie perdue depuis leur dispersion. La Bible, la Synagogue, le Comptoir ne leur suffisent plus. Las de ses pérégrinations éternelles, Ahasverus, le Jean-Sans-Terre entre tous les peuples, secoue de ses sandales la poussière des grands chemins, et ne veut plus fouler que le sol sacré de Sion. C'est qu'entre lui et les autres peuples, malgré les principes de 89, la tolérance, les lumières, il ne peut réguer qu'une sympathie imparfaite trop de siècles d'injure, de mépris et d'oppression, d'une part; de haine, de dissimulation, de vengeance masquée, d'autre part, entre leurs pères et les nôtres, ont affecté le sang des enfants (2). La brèche de mortelle inimitié est irréparable. De cette conviction est né le mouvement sioniste.

Ainsi, fait infiniment remarquable et sur lequel on ne saurait trop attirer l'attention, tandis que les doctrines, les découvertes, les institutions capables de rapprocher les hommes, se multiplient, par un phénomène concomitant les nations et les races tendent partout à accuser leur personnalité, à faire prévaloir leur

(1) M. VANDÉREM a mis ce contraste en relief dans son roman : Les Deux Rives.

(2) CH. LAMB, Essais.

génie propre, leurs passions maîtresses, leurs aptitudes esthétiques, leur tour d'esprit, leur caractère moral, leurs qualités et leurs défauts. Un instinct invincible les pousse à la concurrence dans la conquête de la planète, à la lutte pour la prééminence dans l'œuvre de la civilisation.

La France, qui joua dans cette œuvre un rôle si glorieux, n'y renonce pas pour l'avenir. Un des chapitres les plus remarquables du livre de M. Legrand est consacré à la formation historique de la patrie française. Dans le présent nous avons à vaincre la tradition révolutionnaire, à contenir la démocratie aventureuse par la démocratie laborieuse. A travers les épreuves la nation a donné de telles marques de vitalité qu'on ne doit pas désespérer de l'avenir. En même temps que l'expansion coloniale d'une plus grande France, un mouvement décentralisateur se propage en faveur des plus petites Frances, des patries locales, qui apprennent à chérir la grande (1). L'armée, c'est-à-dire la nation en armes, est devenue la plus haute expression de la patrie intangible. L'armée prussienne a fait l'Allemagne unie et forte: la flotte anglaise maintient la richesse et la puissance du Royaume-Uni. C'est sur l'armée que reposent nos espérances. Nous pourrions, à la rigueur, nous passer de professeurs de philosophie, de stylistes, d'ironistes, de pornographes, de rhéteurs, de critiques, de grammairiens, de philologues, de paléographes et de lexicographes, d'intellectuels et de déracinés, mais nous ne pourrions vivre indépendants sans soldats à nos frontières, sans chefs énergiques, habiles et respectés.

<< Il n'est pas de plus beau spectacle, a écrit un his

(1) La Décentralisation, par CH. MAURRAS, brochure. (Revue encyclopédique.)

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