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qui résultent, d'après eux, pour les classes ouvrières, de la concurrence et de la propriété privée des moyens de production, les socialistes prétendent substituer à la lutte égoïste et inégale de tous contre tous, l'action solidaire, supprimer l'héritage, établir la société sur une base collectiviste, et répartir entre tous les travailleurs ce qui a été obtenu par le travail de tous.

Un de leurs principaux arguments est emprunté à la théorie de la valeur. M. Colson examine cette pierre angulaire de la théorie de Marx, qui veut que la valeur d'un objet soit déterminée par le temps de travail employé à le fabriquer (1). De cet objet, qui est son œuvre exclusive, l'ouvrier devrait recevoir le prix intégral, au lieu du salaire réduit que lui donne l'entrepreneur, sur lequel ce dernier a prélevé la part du lion. Mais cette théorie élémentaire a été abandonnée par Marx luimême, dans les notes posthumes, comme ne pouvant s'appliquer qu'à un mode de production tout à fait primitif. La vérité, c'est que la valeur n'a pas une seule cause, qu'elle en a plusieurs, qu'elle est en rapport de mutuelle dépendance avec une infinité de causes (2).

Sur cette question des salaires, que M. Colson envisage justement comme le nœud des questions sociales, il établit par des chiffres, de la façon la plus convaincante, que, bien loin d'amener la paupérisation croissante des masses salariées et spoliées du fruit de leur travail, le capital, à mesure qu'il progresse, augmente considérablement les ressources dont dispose la masse de la population, et que ces ressources se sont accrues beaucoup plus que ne s'est élevé le prix des denrées. Le fait est si évident qu'il s'est imposé aux socia

(1) Cours d'économie politique, professé à l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées; Paris, Guillaumin, 1902.

(2) VILFREDO PARETO, Cours professé à l'Ecole des Hautes Etudes sociales.

listes eux-mêmes. Ils sont obligés de reconnaître cette amélioration considérable du sort des classes laborieuses dans les pays de grand capital et de grande industrie, mais ils en tirent un argument de plus pour exalter les convoitises et revendiquer de nouveaux droits.

M. Colson estime que le droit de propriété privée, en faveur duquel tous les autres droits ont pour ainsi dire été créés, fondé sur la nature humaine, le travail, l'épargne et au besoin la prescription, est conforme à l'intérêt général et notamment à celui des classes ouvrières. Le collectivisme repose sur la plus fausse psychologie; il suppose l'ensemble des hommes capables ou de vivre sous une affreuse tyrannie, ou d'abdiquer leur intérêt particulier et de n'agir que dans l'intérêt général. Et ils ne méritent ni cet excès d'honneur ni cette indignité. Le collectivisme vise à une égalité impossible à établir, car si les droits acquis par un particulier ne sont pas valables, on ne sait pas sur quel argument une ville ou un peuple se fonderaient. pour se réserver les avantages dus à une plus grande fécondité du sol qu'ils occupent.

M. Colson n'est pas moins l'adversaire de cette forme insidieuse et plus dangereuse encore du socialisme, dite socialisme d'État, longtemps en faveur en Allemagne, et, qui, en France, représentée au pouvoir, suscite de si dangereuses espérances, et laisse prévoir de si cruelles déceptions. Cette doctrine, renouvelée du jacobinisme, de l'État sorte de maître Jacques, architecte, ingénieur, maître d'école, théologien, dame de charité, intendant, espionnant, écoutant aux portes, réprimandant, dépensant pour nous notre argent, et choisissant pour nous notre opinion, chargé de faire. nos affaires, et surtout de soulager toutes les misères qui pèsent sur les classes inférieures, implique que

l'État possède la compétence, la raison, le désintéressement universels. Mais, en réalité, qu'est-ce que l'État? sinon la réunion d'hommes au pouvoir, qui prélèvent et dépensent et trop souvent gaspillent les revenus publics, gouvernants choisis par le caprice des votes populaires, les organisations, les combinaisons des politiciens, et qui ne représentent que de la façon la plus incomplète les opinions de la majorité. Quelle vraisemblance y a-t-il pour que l'Etat fasse mieux nos affaires que nous ne les faisons nous-mêmes, et pour que la libre association produise de moindres résultats que la tyrannie et la contrainte?

Tout l'effort de preuves et d'arguments considérables qui remplissent le livre de M. Colson tend à établir d'une façon inébranlable cette vérité : « Que c'est grâce à l'accroissement constant de la richesse publique, stimulé par le droit de posséder, que la production se développe de plus en plus, que la baisse du taux de l'intérêt coïncide avec l'augmentation des salaires, que le sort des travailleurs continue à s'améliorer plus sûrement que par une intervention législative en contradiction avec les nécessités économiques, ou par des bouleversements opérés en vue de donner à la société une organisation en contradiction avec la nature humaine. >>

Le livre de M. Colson est œuvre d'enseignement et de discussion. La psychologie économique de M. Tarde (1) est une critique de la science même, qui porte non sur les conclusions identiques, mais sur les divisions et la méthode; c'est le résumé d'un cours professé au Collège de France, et l'on sait que le Collège de France est un laboratoire de recherches. L'esprit si curieux, si ouvert, si ingénieux de M. Tarde,

(1) Psychologie économique; Paris, F. Alcan, 1902.

mais si sûr, a résisté à cet engouement pour les nouvelles modes sociologiques, qui sévit à la Sorbonne.

Le but que s'est proposé M. Tarde, c'est de faire sortir l'économie politique de son isolement majestueux et décevant, de l'incorporer en quelque sorte à l'ensemble des sciences sociales. Comme toutes ces sciences, elle est l'étude méthodique des mobiles généraux ins pirés aux hommes, réunis en société, pour satisfaire la variété de leurs désirs et de leurs besoins. Mais, d'après M. Tarde, la psychologie de l'économie politique classique est étriquée. C'est la conception de l'homme, en faveur au dix-huitième siècle, et qui remonte à La Rochefoucauld. Or, la passion joue peut-être dans le monde un plus grand rôle que l'intérêt bien entendu. L'ardeur de prosélytisme dans les classes populaires, les grèves de solidarité ne s'expliquent pas uniquement par la recherche des avantages immédiats. Songez encore au rôle de l'illusion, de la croyance, de la réclame et le parti qu'en tirent les faiseurs, les lanceurs d'affaires. M. Tarde fait rentrer de même l'industrie religieuse et l'industrie guerrière dans l'économie politique. Bien loin d'opposer, comme le fait Spencer, l'état industriel à l'état guerrier, il considère pour chaque pays l'industrie guerrière comme la protectrice de toutes les autres.

Réciproquement, les données de l'économie politique devraient s'étendre aux autres sciences sociales. Considérez, par exemple, l'importance de la population, de l'espace et du nombre, en matière de morale. sociale. La densité de la population détermine les mœurs régnantes on passe des pratiques de la vendetta ou de l'hospitalité traditionnelle d'un village. corse ou arabe, au sentiment plus large de justice pratiqué dans une grande nation.

M. Brunetière a renouvelé l'histoire littéraire par le

darwinisme. La statistique comme mesure de la valeur des œuvres littéraires, récemment appliquée aux pièces classiques, nous éclaire mieux sur les goûts du public, nous instruit mieux que l'opinion des critiques. Il y a une concurrence, une surproduction des livres. Les actions des divers poètes montent ou baissent à la Bourse du Parnasse, et il est intéressant de constater ces variations de cours qui se traduisent par la vente de leurs ouvrages. Les prix que distribue l'Académie peuvent être considérés comme une mercuriale de la foire aux vanités littéraires.

Mais le but que poursuit M. Tarde n'est pas seulement de pousser en tous sens ses explorations. Il prétend refondre tous les faits économiques dans son grand système, les éclairer à la lumière des lois de l'évolution telles qu'il les a exposées et formulées dans ses précédents ouvrages, lois de l'Imitation, de l'Opposition et de l'Adaptation universelles.

Il brise les cadres de l'économie politique classique, production, circulation, consommation des richesses. La circulation rentre dans la division du travail; la consommation n'est qu'un fait de jouissance personnelle. Dans la production, il ne faut voir qu'une reproduction, une imitation. L'ouvrier qui fabrique une assiette ou une locomotive ne la crée pas, il la copie servilement, machinalement. Le véritable. créateur, le producteur de richesses nouvelles, c'est l'inventeur. Sans invention, et avec tout le travail possible, l'humanité ne serait jamais sortie de sa sauvagerie primitive.

La création, la reproduction, l'échange des richesses forment une source permanente de concurrence, d'opposition universelle entre vendeurs et acheteurs, entre ouvriers et entrepreneurs, de crises de surproduction, de guerres industrielles.

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