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lorsque ce sentiment se joint à l'ignorance de la nature humaine, et à la certitude de l'infaillibilité du philanthrope, il est particulièrement malfaisant. La philanthropie religieuse a dressé ses bûchers et raffiné ses tortures pour préserver de l'hérésie la multitude des ignorants et des simples. La philanthropie politique des Robespierre et des Couthon a dû céder à la nécessité de faire monter sur ses échafauds femmes, enfants, vieillards, afin d'imposer au peuple sa panacée. L'anarchiste qui se flatte d'arracher l'humanité entière à la misère et à l'oppression jette ses bombes, tue et mutile au hasard... Les maux causés par la philanthropie sectaire sont pires que ceux qu'enfante la simple perversité des méchants.

VI

LES PROPHÉTIES D'HENRI HEINE

On aime Henri Heine en France, on cite à satiété ses mots d'esprit, mais on ne le lit guère : la nouvelle génération en Allemagne affecte de le dédaigner, à cause de son origine juive, de son cosmopolitisme, de ses sympathies françaises, mais elle sait ses vers par cœur. Pour en goûter tout le charme, pour les comprendre dans leur plénitude, la possession de la langue ne suffit point, il faut encore être familier avec la pensée ondoyante du poète, les circonstances publiques ou intimes de sa vie tourmentée, peu favorable au développement d'un art pur et tranquille. C'est cette connaissance approfondie que nous procure l'étude si élégante de M. Jules. Legras sur Henri Heine poète (1). Sous la diversité de l'œuvre, M. Legras suit l'évolution naturelle de l'esprit 'd'Henri Heine, dans la conception de l'amour, de la société, de la religion. Nous détachons de son étude ce qui a trait aux idées sociales du poète (2), qui, par moments, touche au prophète.

Tout en épanchant la mélancolie d'un amour dédaigné en des vers tendres, désespérés, ironiques, Henri Heine, dès sa première jeunesse, se jette avec ardeur dans les combats du temps. Il attaque chez Goethe le principe de l'égoïsme et de l'impassibilité de l'art; chez son premier maître Schlegel, le romantisme réactionnaire. De littéraire, la lutte devient politique à partir

(1) Paris, Calmann Lévy, 1897.

(2) Voir HENRI Lichtenberger, Henri Heine, penseur; Paris, F. Alcan, 1905.

de 1830. Henri Heine se mêle au groupe de la Jeune Allemagne.

Il avait cherché vainement, même au prix d'une conversion, à se créer une carrière libérale dans son pays. Ses échecs à Munich, à Berlin le rejettent dans l'opposition radicale. La révolution de 1830 l'attire à Paris. L'Allemagne a besoin du secours de la France, de la contagion des idées révolutionnaires, pour se délivrer du joug de l'ancien régime, de son aristocratie et de ses monarchies rétrogrades.

Nous trouvons d'abord Henri Heine dans le clan des radicaux qui, tels que Bærne, s'inspiraient du républicanisme et du jacobinisme français. Mais il ne tarda pas à se brouiller avec Bærne dont l'esprit sectaire et puritain lui était profondément antipathique. Il s'aperçut que les radicaux étaient creux et vides. L'austérité des principes, sous les pompes de la rhétorique, ne masquaient qu'une comique impuissance. L'agitation des radicaux n'était qu'un exercice préparatoire à celle des socialistes. Les deux partis commencent à se différencier à partir de 1844. Henri Heine a le pressentiment très net que les questions sociales vont rejeter les querelles politiques à l'arrière-plan.

Les souffrances du peuple lui inspirent une vive compassion. Mais par quels remèdes les supprimer, les alléger? Heine préconise d'abord avec enthousiasme la panacée de Saint-Simon, fort à la mode dans les premières années qui suivent la révolution de Juillet: organiser un État social où chacun reçoive selon ses capacités, chaque capacité selon ses œuvres. N'était ce point la devise de Napoléon Ier, l'exécuteur testamentaire de la Révolution française, le grand Empereur saint-simonien, pour lequel le poète professe un culte exalté. Avec l'Empereur, plus de privilèges. Le seul mérite obtenait l'avancement, la récompense. Voilà ce qu'il

s'agit de réaliser au sein d'une démocratie pacifiée. Le but est non d'appauvrir les riches, mais d'élever au bienêtre les masses populaires, de leur prêcher non le renoncement, mais la réhabilitation de la chair, de faire descendre la morale du ciel sur la terre, de réaliser les espérances de l'au-delà dans la vie présente. De ces ambitieuses visées, les saint-simoniens ne réalisèrent que la partie qui les concernait personnellement. Ces jeunes hommes si intelligents devinrent des millionnaires, échangèrent leur croix de martyrs pour la croix de la Légion d'honneur. Après avoir ainsi résolu, de la façon la plus brillante et la plus fructueuse, la question sociale pour eux et leur famille, ils n'y songèrent plus pour le reste de l'humanité : « Au lieu de l'âge d'or, ils ont propagé le règne du dieu Argent, dont on doit dire Tout est en lui, rien n'est hors de lui, sans lui on n'est rien. »

Henri Heine s'éloigne en riant de ces utopies de paix et d'union sociales, et se rapproche des communistes révolutionnaires. De 1842 à 1844, il collabore au Vorwærls, aux Annales franco-allemandes publiées par ses amis Marx et Engels. Il y fait paraître ses poésies contre le roi de Prusse, le roi Louis de Bavière, sorte de Châtiments, d'une verve satirique endiablée; les Tisserands silésiens, vrai chant de guerre sociale : << Maudit soit le Dieu, le Dieu des heureux... Maudit soit le roi, le roi des riches... Maudite, la patrie déce

vante... >>

Mais il est frappé, bientôt effrayé du fanatisme des communistes, du succès de leur propagande. Ses coreligionnaires juifs, dans les pays où ils sont exclus des classes dirigeantes, se font les champions de la cause des déshérités pour culbuter le trône et l'autel. Les premiers socialistes allemands, Karl Marx, Lassalle, Engels, jouent, dans le socialisme international de la

seconde moitié du siècle, le rôle des encyclopédistes français au siècle précédent. Heine ne nous a pas laissé de portrait de Marx, mais la personnalité du jeune Lassalle lui fit impression. Il reconnaît en lui le représentant d'une autre génération, un dur gladiateur, d'un athéisme intransigeant, d'un appétit indomptable de domination et de jouissance, s'élançant hardiment dans l'arène mortelle. Il se représente l'influence, la contagion de ces idées sur les masses populaires; il l'observe en France dès 1837 : « Les doctrines destructives, écrit-il, se sont trop emparées des basses classes. Il ne s'agit plus de l'égalité des droits, mais de l'égalité des jouissances sur cette terre. Il y a à Paris quatre cent mille rudes poignes, qui n'attendent que le mot d'ordre pour réaliser l'idée de liberté absolue qui fermente dans leurs têtes. Et la propagande du communisme possède une langue que tout le monde comprend; les éléments de cette langue sont aussi simples que la faim, que l'envie ou la mort, et cela s'apprend si facilement. » Or ces foules s'avancent sur le devant de la scène, elles réduisent au rang de comparses les princes et les ministres; elles deviennent maîtresses du pouvoir, fait inouï dans l'histoire, et dont les conséquences menacent l'avenir de la civilisation.

Autant Heine éprouve de sympathie pour les masses souffrantes, exploitées, autant il a horreur du peuple souverain. Démocrate vis-à-vis des puissants, qu'il voudrait convertir à ses idées, il est aristocrate à l'égard de la foule. Il ne la tolère qu'à distance, tant elle blesse la délicatesse de son odorat, son instinct de propreté. Ainsi que Balzac, il juge parfois les humbles méchants et bêtes : ce n'est pas leur faute, mais c'est ainsi : « Un démocrate de mon pays me disait un jour qu'il tiendrait sa main sur le feu pour la purifier, s'il avait le malheur de toucher celle d'un roi, et, moi, je

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