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l'État. Les groupes s'unissent en Fédérations. Selon le paradoxe de Proudhon, l'anarchie c'est l'ordre; c'est, d'après Ranc, la dissolution du gouvernement dans un organisme naturel, le contrat substitué à la souveraineté, l'arbitrage au pouvoir judiciaire, le travail qui s'organise lui-même librement.

Telle est la philosophie politique de l'anarchie; mais, pour les anarchistes individualistes, cette philosophie exprime un idéal fort éloigné vers lequel il faut marcher sans jamais employer de moyens violents, en propageant l'esprit d'association, de coopération, en favorisant toute résistance passive à l'ingérance gouvernementale; tandis que pour les anarchistes communistes et révolutionnaires, cet idéal, il s'agit de le réaliser dès aujourd'hui par le fer et par le feu.

En quoi l'anarchisme communiste diffère-t-il du collectivisme? En ceci, que dans le système collectiviste chacun recevra une rémunération proportionnelle aux heures de travail constatée par des bons, tandis que, dans le système communiste, on jouira, en commun, des fruits du labeur commun: chacun prendra dans le tas, pour ce qui est en abondance, et ne sera rationné que pour ce qui est produit restreint, en faveur des enfants et des vieillards. Et chacun fera sa cuisine séparément. Ce n'est plus la formule collectiviste: à chacun selon ses œuvres; c'est : à chacun selon ses besoins.

On produira assez de richesses pour créer l'aisance universelle. Il y aura production zélée, et pourtant nul ne sera obligé de travailler, en vertu du premier principe anarchiste: Fais ce que voudras. Comment va s'opérer ce miracle? Kropotkine répond : Par la morale anarchiste, qui rendra les hommes intelligents, libres, laborieux, justes et bons.

La plupart des crimes commis le sont contre la propriété. Supprimez la cause, vous faites disparaître

l'effet. On verra toujours, dites-vous, des hommes cruels, vindicatifs. La nouvelle école anthropologique vous prouve que ce sont des fous. Traitez-les comme tels. Au lieu d'achever de les pervertir dans les prisons, appliquez-leur un traitement fraternel; ne les enfermez même pas.

L'anarchie sera non seulement organisatrice, mais moralisatrice de sa nature. Elle donnera libre essor à l'instinct de l'appui mutuel, que l'on constate même chez les animaux et que Kropotkine oppose à la lutte pour la vie de Hobbes et de Darwin, et place à la base de la société future. Vous avez peine à concilier cette morale et la justification de l'assassinat. Kropotkine ne s'embarrasse pas pour si peu. Il pose le principe: << Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent. » Eh bien! nous tuons les exploiteurs. Mais si nous, anarchistes, nous exploitions le peuple, nous consentirions à être tués.

Aux antipodes de la morale de Kropotkine, il y a une autre morale anarchiste, celle de Stirner, qui complète la devise: Ni Dieu, ni maître, par celle-ci : Ni foi, ni loi. Pour Stirner, un Robespierre, un SaintJust, Proudhon lui-même, et quiconque combat l'égoïsme, prêche le dévouement, le sacrifice, n'est qu'un cafard.

Dans le paradis anarchiste de Kropotkine, l'homme est un ange pour l'homme; dans celui de Stirner, l'homme est un loup pour l'homme. Ce serait le paradis des vauriens les plus entreprenants et les plus hardis.

Pour nous faciliter l'entrée de ces Edens de l'avenir, les sectateurs de Kropotkine, comme ceux de Stirner, amoncellent cadavres sur cadavres.

L'anarchisme révolutionnaire est avant tout un parti de violence. C'est un tempérament, pourrait-on dire, encore plus qu'un système.

Les politiciens socialistes blâment l'emploi de la force, parce qu'ils le trouvent inutile, ou prématuré, et qu'ils redoutent les représailles. D'après eux, l'essentiel pour la classe ouvrière, c'est de s'organiser, afin de s'emparer un jour du pouvoir par le bulletin de vote l'évolution économique et démocratique assure leur triomphe. Les anarchistes prêchent au contraire l'action directe; la révolution se confond pour eux avec l'évolution; ils flétrissent le parlementarisme. Le peuple, en nommant des mandataires, ne fait que se donner des maîtres. Autant vaudrait dire que le bœuf est libre parce qu'il élit son boucher. « Tout député, écrit Élisée Reclus, est un Judas, qui se sert des revendications des travailleurs, pour se tailler une place dans les rangs des exploiteurs. » Au congrès anarchiste de Zurich, en août 1893, le docteur Gumplowicz disait de même : « Le socialisme actuel a abandonné ses principes révolutionnaires et s'en trouve très bien; ses chefs veulent fonder une aristocratie ou une bureaucratie socialiste. Il n'y aurait aucune différence entre un gouvernement Bebel-Liebknecht et le régime actuel. >>>

Il faut détruire ce régime par la force et ne pas attendre qu'on ait achevé, selon la méthode socialiste, la lente éducation systématique des masses à la haine et au mépris de ce qui est. D'accord avec le caractère individualiste de la doctrine, l'anarchisme était au début une théorie de l'action révolutionnaire personnelle. La propagande par le fait est une conséquence logique du système. L'individu affirme ainsi sa souveraineté, sa rébellion sans bornes. L'exemple d'un Orsini, d'un Mazzini, d'un Garibaldi prouve que quelques hommes, par des actes splendides d'audace, peuvent hâter l'émancipation de tout un peuple. Les hauts faits de quelques-uns, en apparence sans but et

sans plan, attirent l'attention des masses, les font réfléchir sur leur misère et finiront par secouer leur torpeur.

Le temps des tirades philosophiques et des bavardages politiques est désormais passé. Pour les héros de la dynamite, les Bakounine, les Kropotkine, les Élisée Reclus sont presque des réactionnaires. Notez ici la gradation : la révolution sur sa pente doit toujours aller plus loin. Marx en veut au capital, mais non aux capitalistes. Bakounine est hostile à l'assassinat. Kropotkine comprend les vengeances du peuple et s'abstient de les juger. Le Congrès anarchiste de Londres (juillet 1881) considère comme légitime tout moyen d'anéantir les représentants de l'ordre actuel souverains, ministres, clergé, policiers, grands capitalistes et autres exploiteurs. Les plus sauvages ne reculent pas devant l'extermination même des innocents. Mais ce n'est pas seulement aux bourgeois qu'ils se proposent d'appliquer quelques petites marmites ». Leur but est aussi << de détruire ce socialisme qui serait plus dangereux encore que toutes les organisations autoritaires dont nous avons souffert jusqu'à ce jour ». (Révolte du 4 avril 1893.)

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Leurs journaux sont très explicites. Most voudrait exterminer en Allemagne un vingtième des habitants, soit deux millions d'hommes à massacrer. L'anarchiste autrichien Peukert ne sera satisfait que lorsqu'il entendra des hurlements et des grincements de dents dans dix familles bourgeoises, pour une seule larme répandue dans une famille d'ouvriers. Quant aux moyens que la ruse, l'hypocrisie, la fraude et le vol s'ajoutent à la violence, au poignard et au poison. La Freiheit en Amérique fournissait aux domestiques des indications pour empoisonner les souliers de leurs. maîtres, et aux cuisinières des recettes pour se trans

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former en Lucrèces Borgias. L'Indicateur anarchiste, imprimé à Londres, donne plus de cent formules pour fabriquer des engins explosifs. « De même que l'invention de la poudre et des armes à feu, lit-on dans un de leurs poèmes, en brisant la féodalité a émancipé la bourgeoisie, de même la dynamite sera l'Hercule qui fera tomber les chaînes du quatrième État. Hurrah! pour la dynamite, hurrah! pour la science... »

Le parti anarchiste a mis autant qu'il l'a pu ces principes en action. Quoique de création récente, son histoire dans tous les pays est déjà sanglante.

Ce parti, ou plutôt cette secte, est une excroissance de l'Association internationale des ouvriers, fondée en 1864 à Londres par Karl Marx. Dès le début le socialisme a produit son contraire, l'anarchisme. Et l'opposition des doctrines s'est traduite par l'antagonisme de deux hommes, Marx et Bakounine. Bakounine, qui fut cause de la dissolution de l'Internationale, à la suite du Congrès de la Haye, en 1872, répudiait l'organisation de l'Internationale, qui était celle d'un gouvernement centralisé entre les mains d'un conseil général investi d'un pouvoir directorial, sans autonomie des sections particulières. Conformément aux principes anarchistes, la nouvelle Société qu'il organisa se composait de groupes indépendants, sans autorité centrale, sans pouvoir exécutif, deux choses que les anarchistes détestent. Point de mot d'ordre venu d'en haut et auquel il faille obéir, mais une fédération des Associations libres, entre lesquelles un bureau intermédiaire des sections devait servir de centre de correspondance. Au Congrès anarchiste international de Londres (juillet 1881) notamment, on tenta de constituer une grande Société anarchiste sous le titre : « Association internationale des ouvriers socialistes-révolutionnaires », avec un comité principal à Londres, des sous-comités à Paris, Genève, New-York,

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