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commissions. Mais la chaleur était extrême et les cafés de la ville regorgeaient pareillement de monde. Ces accusations les avaient mal disposés à l'égard des journaux. « La presse, nous nous en... moquons, s'écriait l'un d'eux, celui-là même qui venait le lendemain prier qu'on rectifiât soigneusement dans le compte rendu l'orthographe de son nom : car ils aimaient beaucoup à être cités, et s'accusaient parfois réciproquement de rechercher ce genre de réclame. « Je ne suis << pas comme les camarades, s'écriait l'un d'eux, qui « demandent à chaque instant la parole pour que <<< leurs noms soient imprimés. » On voulait envoyer une dépêche comminatoire à un journal socialiste de Paris, parce qu'il tardait à insérer les procès-verbaux qu'on lui transmettait.

Un trait à relever encore chez ces ouvriers des villes, c'est leur extrême ignorance des choses de la campagne. Quel contraste entre leur tournure d'esprit et le caractère du paysan isolé, patient, courbé vers la terre, en lutte quotidienne avec les éléments naturels, avec des forces inéluctables! Les travailleurs citadins ignorent que les ouvriers des champs ne font pas grève, que la journée de huit heures est pour eux nulle et non avenue, qu'ils ne seront jamais collectivistes, que les socialistes ont toujours été battus en France par les votes ou par l'armée des paysans. Il y a entre ces deux classes antipathie, incompatibilité d'humeur. Un ouvrier parisien nous contait que, parti pour faire son tour de France, dans la première auberge rustique où il s'était arrêté on l'avait traité d'anarchiste.

A part quelques figures qui ne nous revenaient guère, ces ouvriers militants, en dehors de leurs coteries, nous ont laissé l'impression de braves gens, aspirant à monter, à s'instruire, au milieu de circonstances très difficiles, et par là ils ne peuvent être que sympathi

ques. On souhaiterait qu'un vin clair et généreux vienne un jour à sortir de toute cette fermentation. Mais ils mettent la passion au service d'idées chimériques et ils sont dangereux par là. Isolés, ils semblent inoffensifs; assemblés, ils deviennent redoutables. Pour atteindre leur millénium, les plus ardents seraient disposés à casser des têtes et à se faire assommer. De cette fréquentation nous avons retiré un autre enseignement combien, nous tous qui nous occupons de questions socialistes, nous faisons œuvre insuffisante, lorsque nous nous bornons à exposer, à réfuter des théories abstraites, que la plupart des ouvriers ignorent, ou dont ils se soucient médiocrement! Les idées chez les gens du peuple viennent de leurs sentiments, les sentiments de leurs sensations, et leurs sensations elles-mêmes découlent de leur genre de vie, de la nature, de la durée et des profits de leur travail. Ils aspirent à travailler moins et à gagner plus, à se protéger contre le chômage, les accidents, la maladie et la vieillesse. Mais ces questions changent d'aspect et de remède selon qu'il s'agit de la grande industrie ou du petit atelier, de la ville ou de la campagne elles ne comportent pas de solution uniforme et simple, parce que les circonstances qui les ont produites offrent une grande complexité. Ce sont donc ces circonstances qu'il s'agit de classer et d'analyser d'après nature. En conséquence, au lieu de s'enfermer dans les bibliothèques et d'y faire des extraits de livres, d'abstraire artificiellement les théories socialistes des milieux qui les ont produites, il faut observer les faits sociaux, se plonger dans la réalité vivante, voir des êtres de chair et d'os en leur extrême diversité, aller parmi le peuple, non pour l'évangéliser, comme le voulaient les sectaires russes, ce serait peine inutile, mais pour le connaître. Rien n'est plus instructif, plus

salutaire que ces bains de foules. La société présente un aspect tout différent selon qu'on la regarde de haut en bas ou de bas en haut les uns n'en connaissent que l'endroit, et tout leur paraît pour le mieux, les autres ont de bonnes raisons pour se dire moins satisfaits.

V

ANARCHISME ET PHILANTHROPIE

A côté du mouvement socialiste, commun à tous les pays civilisés, se produit un mouvement anarchiste qui a infiniment moins de force et de portée, mais plus d'ardeur sauvage. Le point de départ de l'anarchisme révolutionnaire est le même que celui du socialisme démocratique. Il étale avec le même pessimisme les souffrances de la classe ouvrière, dont il rend la société actuelle responsable; il s'accorde de même à voir dans l'antagonisme du travail et du capital, du dividende et du salaire, dans la surproduction et les crises qui en résultent, les causes de l'appauvrissement des masses, lésées contre toute justice, à l'avantage du petit nombre. Il s'accorde à affirmer que la société actuelle ne peut être améliorée sur la base de la propriété privée, qu'il faut la détruire radicalement, et lui substituer un ordre nouveau. Mais il diffère du tout au tout sur la méthode de bouleversement et sur l'organisation de la société future.

Le mouvement socialiste et le mouvement anarchiste reflètent et expriment, en les poussant jusqu'à l'absurde, deux tendances opposées dans la théorie et la pratique de l'État moderne, représentées, l'une par l'école autoritaire, l'autre par l'école libérale. Le socia

lisme prétend augmenter indéfiniment les attributions de l'État et réduire de plus en plus la sphère d'action de l'individu. L'anarchisme, au contraire, revendique l'entière indépendance de la personne, l'absence de toute organisation obligatoire, l'abolition de toute loi, et prétend régénérer le monde par l'atomisme du bon plaisir individuel.

Le socialisme est la critique de la société actuelle. L'anarchisme est la critique du socialisme, c'est-à-dire la critique de la critique, la négation de la négation.

Le collectivisme marxiste, disent les anarchistes, ce serait l'esclavage, « le bagne industriel ». « On est effrayé, écrit l'anarchiste Malato, de ce que serait un communisme codifié, ordonnancé, où la passion et le tempérament de chaque citoyen ne compteraient pas... et qui amènerait la constitution d'un fonctionnarisme oligarchique et d'un despotisme plus dangereux que le despotisme monarchique, parce qu'il serait insaisissable et impersonnel, celui de la loi... »

« Ces idées malsaines de couvent et de caserne, d'après Kropotkine, sont nées dans des cerveaux pervertis par le commandement ou déformés par une éducation religieuse. »>

Mais les théoriciens anarchistes ne se bornent pas, comme l'école libérale, à limiter l'État, à le réduire à ses deux fonctions indispensables, la défense de l'extérieur, l'administration de la justice. Ils se proclament athées de l'État. Plus d'autorité dynastique ou temporaire, élue ou non élue; plus de pouvoir obéi; plus de lois respectées; ni juges, ni employés, ui policiers, ni impôts, ni peines. Dès lors, au lieu d'être asservis aux majorités, les individus se groupent à leur gré, suivant leurs affinités, comme ils le font aujourd'hui en sociétés de peintres, de gymnastes, etc..., sans qu'il soit besoin de la cravache de

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