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morale; les guerriers défendent et étendent la cité, les marchands l'enrichissent, les esclaves s'acquittent de toutes les œuvres serviles. La division du travail permit à la civilisation de naître. C'est à cette division que nous devons les savants, les poètes, les artistes, les conducteurs de peuples, les spécialistes dans tous les genres.

Le monde gréco-romain fut essentiellement aristocratique et guerrier. Il est absurde de parler de démocratie dans l'antiquité. Les luttes entre patriciens et plébéiens eurent toujours pour large piédestal l'esclavage. Spartacus, à la tête des esclaves insurgés, ne songeait point à changer l'ordre social; il voulait seulement renverser les rôles, imposer le joug aux tyrans.

Le lent progrès de la philosophie et des mœurs finit par adoucir le sort des esclaves. On s'aperçut qu'ils appartenaient à l'espèce humaine. La loi leur reconnut des droits. Le maître pouvait vendre son esclave, mais non le tuer, le mutiler. Il l'associait à ses entreprises, l'affranchissait parfois. Le pécule permettait d'acheter la liberté. Des esclaves remplissaient à Rome les fonctions de précepteurs, de secrétaires, de médecins. A mesure que leur condition s'élevait, les classes supérieures tombaient en décadence.

Le signe le plus manifeste de cette transformation fut l'avènement du christianisme, cette religion d'esclaves, d'opprimés, qui bientôt renversa le paganisme, la religion des maîtres. L'expansion de l'Evangile fut prodigieuse, parce qu'il apportait la bonne parole de consolation et d'espérance. Il exaltait les humbles, il prêchait une morale, une charité égales pour tous. Nulle mention, il est vrai, n'y est faite de l'esclavage, qui survécut au triomphe de la religion nouvelle. On a vu, jusqu'à nos jours, des possesseurs d'esclaves chrétiens et pratiquants.

Une demi-servitude, le servage, s'établit en Europe avec le régime féodal, déterminée par de nouvelles conditions économiques. Son origine la plus fréquente fut l'invasion de tout un pays, asservi au profit des vainqueurs. Ceux-ci jugèrent plus pratique, plus lucratif, de laisser les habitants de vastes exploitations rurales attachés moins à la personne du conquérant qu'à la terre conquise le seigneur féodal prélevait un tribut sur leur travail, en échange de la protection qu'il leur assurait. En ces temps de violence, l'insécurité était si grande, la liberté si dangereuse, que l'on se mettait parfois volontairement en servage. L'arbitraire du seigneur était, d'ailleurs, limité par son intérêt comme par la coutume. Mais chaque fois que les paysans, trop écrasés, se crurent assez forts, ils se soulevèrent en des jacqueries. La dernière, au début de la Révolution française, resta victorieuse. La nuit du 4 août mit fin au servage. Précédemment supprimé en Angleterre, il a disparu, dans le courant du siècle, d'Allemagne et de Russie.

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Aboli en Europe, l'esclavage renaît à partir du seizième siècle, dans le nouveau monde, par la traite des nègres d'Afrique. Montesquieu justifie avec une spirituelle ironie cet asservissement d'une race inférieure : « Le sucre serait trop cher, si on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Les nègres ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre. Il n'est pas probable que Dieu, qui est très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. Et la preuve que les négres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez les nations policées, est d'une si grande conséquence. » La propagande anti-esclavagiste, honneur de notre époque,

a mis fin à la servitude des nègres chez tous les peuples civilisés.

Une croisade s'organise en faveur de l'émancipation des femmes. Maltraitées jadis, elles sont aujourd'hui, dans les classes cultivées, l'objet d'égards et de respects sans nombre. Dès que la femme sera proclamée civilement l'égale de l'homme, disait un humoriste, il n'y aura plus d'égalité l'homme deviendra définitivement esclave.

L'humanité se divisait autrefois en une minorité d'hommes libres et une majorité d'asservis. Est-il vrai que cette liberté et cette égalité, désormais proclamées, soient purement factices, que, dans nos sociétés modernes, la condition d'innombrables prolétaires salariés soit pire que celle du serf, voire même de l'esclave?

Le machinisme et la liberté du travail ont bouleversé l'existence des classes ouvrières, protégées, sous l'ancien régime, par les corporations. Une armée de travailleurs sans feu ni lieu, hâves, pauvrement vêtus, s'amasse autour des vastes usines; ils reçoivent des salaires amoindris par les nécessités de la concurrence, sont exposés à des chômages, à des privations de toute sorte, à des chances particulières de maladie et de mort, à une vieillesse lugubre, après avoir traîné, pendant une misérable vie, le sentiment de leur dépendance. Du moins, l'esclave était nourri, soigné par son maître. La liberté si vantée de l'ouvrier consiste à mourir de faim.

Mais consentirait-il à se soumettre à l'esclavage? Ce sombre tableau n'est vrai que de la fin du dix-huitième à la première moitié du dix-neuvième siècle : il ne reflète plus la réalité. Libéré par la Révolution, mais condamné à l'isolement, l'ouvrier a conquis le droit de vote, de réunion, d'association; il tient entre Socialistes.

J. BOURDEAU

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ses mains les armes de son émancipation finale. Le suffrage universel, pour la première fois dans l'histoire, déplace la souveraineté, crée le privilège du nombre.

Le mouvement politique des classes ouvrières témoigne non de leur misère, mais d'un accroissement de culture et de bien-être. Durant les périodes où les classes sont séparées par un abîme, il n'y a pas entre elles de combat possible. C'est lorsqu'elles commencent à se rapprocher qu'elles se disputent le pouvoir. Cette lutte, entamée depuis un siècle, a déjà parcouru une évolution analogue à celle de l'esclavage. Guizot remarque qu'en 1789 le peuple avait considéré les gens de naissance, les riches, commes des ennemis personnels, aboli leurs titres, brûlé leurs demeures, les vouant eux-mêmes à l'exil ou à la mort, mais qu'en 1848 le peuple les traitait comme des esclaves, comme une classe qu'il fallait non chasser, mais garder en réserve, et consommer de temps en temps, au fur et à mesure des besoins populaires. Tocqueville trouvait la remarque juste, il constatait dans l'esprit du peuple. cette transition graduelle de la haine du riche à l'indifférence, et, en dernier lieu, à cette sorte d'affection que l'on ressent pour une vache à lait, ou pour un animal de basse-cour (1).

<< Exproprier >> les riches, ou du moins dépouiller une fois pour toutes ceux qui par leurs aptitudes spéciales, par leur esprit d'épargne, développent la richesse, n'est peut-être pas le meilleur moyen de la répandre. Une tête met en mouvement des milliers de bras; quel avantage auraient ces bras à couper cette tête ? N'est-il pas plus expédient d'exploiter les classes

(1) Nous empruntons cette citation au livre d'un si présent et vivant intérèt que M. Eugène d'Eichthal a consacré à Tocqueville, ce prophète clairvoyant de la démocratie.

possédantes que de les supprimer ? C'est le programme des radicaux avisés.

Les collectivistes ont des ambitions autrement vastes: tout le mal vient, d'après eux, de la concentration des richesses entre quelques mains; pour y remédier, concentrons-les entre des mains uniques, celles de l'Etat ou de la société. Supprimons les classes, bien qu'elles résultent d'une division du travail, toujours croissante. Dans la société de l'avenir, il n'y aura plus ni classe dominante, ni classe dominée, ni maîtres ni esclaves, pour cette raison très simple que tout le monde sera réduit en quasi-servitude, sauf les fonctionnaires temporairement élus, directeurs et gardiens de ce pénitencier universel. Ce serait une organisation sociale analogue à celle de l'ancien Pérou, à peu près unique dans l'histoire du travail et où régnait un despotisme immuable et tempéré. Mais cet idéal nous semble une survivance du passé, plutôt qu'une anticipation d'avenir.

L'évolution s'est accomplie, jusqu'à présent, dans le sens d'une liberté toujours plus grande de l'individu : espérons qu'il n'y aura point de régression. L'esclavage fut une tutelle obligatoire dans l'intérêt du maître; le servage, une subordination moindre. Les différentes couches sociales s'affranchissent successivement de toutes les tutelles imposées, religieuses, politiques, économiques, et tendent à les remplacer par des tutelles volontaires, c'est-à-dire par l'association libre, cette force naissante dont l'avenir dépend de nos progrès dans la capacité de nous gouverner nousmêmes (1).

(1) L'évolution de l'esclavage dans les diverses races humaines, par CH. LETOURNEAU; Paris, 1897.

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