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tifie les prédictions socialistes. Il écarte à la fois l'individualisme de Spencer et le collectivisme intégral ou partiel, comme des solutions simplistes, en désaccord avec l'organisme de plus en plus complexe de la vie sociale. En réalité, d'après M. Bourguin, si l'on s'en tient aux faits, on constate, dans tous les pays industriels, une extension du capitalisme et une organisation croissante des forces collectives, de l'armée du travail et de l'armée du capital. Il en résulte pour la classe ouvrière un accroissement évident de bienêtre et de puissance. Mais cette évolution fatale n'exclut pas la poursuite volontaire d'un idéal social et démocratique, du libre développement de la personnalité pour tous. Et M. Bourguin estime que, dans l'ordre économique, ce progrès se réalise sous l'effort des organisations ouvrières et des législations qui tendent à faire du salariat un régime équilibré.

M. Bourguin est, on le voit, très optimiste pour l'ensemble. On le serait peut-être moins à examiner les choses dans le détail, car il s'en faut que le progrès soit partout identique et qu'il agisse par lui-même en dehors de la qualité des individus.

M. Jaurès a fait du livre de M. Bourguin un éloge presque compromettant pour lui-même. M. Bourguin se classe cependant parmi les adversaires déterminés du collectivisme, dont M. Jaurès, de crainte sans doute d'être confondu avec M. Léon Bourgeois, maintiendra toujours la bannière. D'après M. Bourguin, le collectivisme, s'il parvenait jamais à s'établir, aurait pour conséquence « le détraquement des rapports économiques, le gaspillage, la langueur de la production, le règne universel de la compression et de la contrainte ». M. Bourguin s'est attaché à démontrer qu'un collectivisme partiel, laissant subsister la petite propriété, était de même impraticable. Mais il n'est

pas un adversaire déterminé des grandes entreprises gérées par l'État, bien qu'il en signale les inconvénients, et il donne des gages à l'idéalisme. Il a fait à M. Jaurès l'honneur de discuter un plan improvisé de la société future; il a pris la peine d'en relever << les contradictions et l'incohérence ». M. Jaurès ne reconnaît-il pas qu'à l'heure présente les doctrines socialistes, affirmées hier encore comme des panacées, ont besoin «< d'un vaste renouvellement théorique »? Dans le pullulement de ces théories socialistes, on peut discerner trois phases distinctes.

Jusque vers le milieu du dernier siècle, les théoriciens socialistes, à partir de Saint-Simon et de Fourier, en réaction contre l'individualisme du dix-huitième siècle, ne font qu'employer la méthode des fabricants de Constitution sur table rase de l'école de Montesquieu. Ils reconstruisent la société d'après certains principes appelés à guérir tous les maux résultant du nouveau régime industriel. Bien qu'essentiellement pacifiques, humanitaires, ces systèmes étaient loin de n'offrir aucun danger. Les ateliers nationaux aboutirent aux journées de Juin.

Au socialisme utopique de ses prédécesseurs, Karl Marx prétendit substituer un socialisme scientifique fondé non sur des théories, mais sur l'observation des faits. Il appliquait au socialisme la méthode baconienne, grâce à laquelle la chimie s'est dégagée de l'alchimie.

Le socialisme, d'après Karl Marx, bien loin de refléter une théorie, repose sur la constatation des faits. C'est un darwinisme avant Darwin. La lutte pour la vie règne entre les classes de la société comme entre les espèces animales. Les classes ouvrières, enrégimentées dans la grande industrie par le grand capital, finiront par s'emparer du pouvoir et supplanter a

bourgeoisie, comme la bourgeoisie a supplanté la noblesse. La structure et le développement des sociétés sont déterminés non par la volonté de quelques-uns, mais d'une façon inconsciente, par le mode de production. Le mode de production capitaliste, fondé sur la concurrence, a pour conséquence fatale la concentration des capitaux et des entreprises, la ruine des petits ateliers, la disparition des classes moyennes, l'enrichissement croissant d'un nombre toujours plus restreint de capitalistes, grâce à la plus-value résultant du surtravail, la paupérisation des masses et les crises de surproduction. La société, fondée sur la grande industrie, marche de la sorte vers une catastrophe inévitable, prochaine même, qui donnera le pouvoir aux prolétaires, amènera l'expropriation des expropriateurs et l'organisation d'an État social collectiviste, dont Marx s'est abstenu prudemment de tracer l'architecture.

Cette utopie dernière, que l'on peut qualifier de monstrueuse, ne doit pas faire perdre de vue les mérites des observations de Karl Marx. Mais il avait surtout consulté les documents relatifs à la période chaotique de la grande industrie. Nombre de ses prévisions ont été démenties par les faits ultérieurs. La concentration des industries s'accomplit, il est vrai, dans des proportions gigantesques, mais à côté se manitient, se perpétue et se renouvelle la petite industrie. D'énormes fortunes se fondent, mais les fortunes moyennes s'accroissent. Le nombre des situations indépendantes diminue, mais les salaires augmentent. Les crises de surproduction deviennent moins fréquentes, et l'organisation, le si rapide développement des trusts, des cartells, des Syndicats patronaux, à côté de beaucoup d'inconvénients et d'abus, qui tiennent à l'intrusion de la politique, présentent

de grands avantages, comme l'établit M. Paul de Rousiers, l'écrivain qui a étudié de plus près les questions ouvrières, d'après nature et avec l'esprit le plus perspicace, le plus étranger aux formules de secte et d'école (1). Les trusts ont pour effet de régulariser la production, de diminuer le chômage, d'unifier les salaires et de développer les Associations ouvrières.

Pour ce qui est de l'agriculture, la loi de concentration de Marx n'est nullement vérifiée. Même aux États-Unis, les exploitations moyennes dominent. La classe paysanne, qui forme en tout pays la majorité de la population, devient de plus en plus prospère et indépendante.

Est-ce à dire que les socialistes renoncent à leurs espérances? Bien loin de là. Ils trouvent un meilleur gage de succès dans l'amélioration du sort des classes populaires que dans leur appauvrissement. C'est quand une classe se rapproche de la classe dominante par le bien-être, qu'elle est en mesure de la supplanter. Mais alors la lutte de classes se peut traduire sous forme d'évolution plutôt que de révolution et de révolte; et, d'autre part, étant donné le nombre croissant des propriétaires, cette lutte ne peut viser à une suppression pure et simple de la propriété individuelle. Même les marxistes orthodoxes et impénitents, tels que M. Kautsky (2), ne parlent plus que d'un collectivisme partiel et successif.

(1) Les Syndicats industriels; Paris, A. Colin, 1901.

(2) Voir l'excellente brochure de M. d'Eichthal sur Le Lendemain de la Révolution sociale, de M. Kautsky; Paris, Chaix, 1903.

II

Cette sorte de faillite du socialisme scientifique, qui n'est à vrai dire que la faillite des conclusions de Marx, mais non de sa méthode, cette décomposition du marxisme a eu pour conséquence une renaissance du socialisme idéaliste et utopique d'avant 1848. Ce néo-socialisme, qui n'est en partie qu'un néo-saintsimonisme, et dont la vogue s'explique par des causes que nous indiquerons plus loin, a trouvé sa dernière expression dans le livre récent de M. Antoine Menger, die Neue Staatstehre (1).

Nous regrettons que M. Bourguin n'ait parlé de l'œuvre de Menger qu'incidemment. On y trouve résumées avec ordre, concision et clarté, toutes les solutions proposées par les théoriciens antérieurs aux problèmes sociaux, non seulement aux problèmes de l'ordre économique, mais aussi aux questions qui touchent à l'ordre politique, moral et religieux, à la société en général. De plus, Antoine Menger a donné la dernière expression, la plus saisissable et la plus étudiée du socialisme idéaliste, étatiste, hiérarchique, cher aux socialistes bourgeois. M. Menger ne dissimule pas son mépris pour les socialistes tels que Marx et Proudhon, qui se sont placés exclusivement au point de vue ouvrier.

Le socialisme de M. Antoine Menger se fonde sur l'idée de force, unie à l'idée de droit. M. Menger pourrait prendre pour devise: « le Droit par la Force ». L'auteur prétend s'appuyer, comme Karl Marx, sur une conception de l'histoire également vérifiée par les faits, car il se trouve toujours des faits pour vérifier

(1) Traduit sous ce titre L'État socialiste, avec une préface de M. Andler; Paris, Bellais, 1904.

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