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justice. Pour le plus grand bien de l'Université, ainsi que le constate M. Aynard, l'immense majorité de ses membres, entendus par la commission de la Chambre, ainsi que ses amis les plus ardents et les moins suspects de cléricalisme, M. Paul Bert, et récemment M. Louis Havet et M. Michel Bréal (1), ne réclament ni ne veulent de monopole et de persécution contre les adversaires. Il est vrai que l'universitaire qui, non content de fermer les collèges libres, exigerait encore qu'on épurât le personnel laïque de l'enseignement officiel, nous promet « une nouvelle génération, dans l'Université, qui nous causera quelque surprise ». C'est alors que les professeurs eux-mêmes, sous la tyrannie des socialistes, goûteront les doux fruits de la liberté.

Une fois maître du pouvoir, l'universitaire se fait fort de concilier la liberté et l'égalité. Il s'agira, selon lui, de substituer à l'inégalité actuelle, œuvre arbitraire du capital et des hasards de la naissance, une inégalité conforme à la justice humaine, traduisant le plus fidèlement possible l'inégalité naturelle des tempéraments et des cerveaux. « Dans son essence, direz-vous, cette inégalité naturelle est injuste; mais nous n'y pouvons rien. Tout ce que nous pouvons, c'est réserver aux faibles le minimum que leur refuse la société capitaliste. Ainsi deux fatalités pèsent sur les cerveaux, l'une naturelle, l'autre humaine. Nous atténuerons les rigueurs de la première et nous supprimerons la seconde. »

<«< Nous ferons ceci, nous ferons cela. » On fait non ce qu'on veut, mais ce qu'on peut. L'universitaire ne prend même pas la peine de préciser les moyens qu'il emploiera pour réaliser la justice telle qu'il la comprend. La suppression de l'héritage apparaît d'abord comme condition essentielle. Il préconise la gratuité

(1) Dans deux lettres publiées par la Revue bleue.

de l'instruction, unique moyen de permettre à toutes les capacités de se produire, et ces capacités, constatées par des examens, recevraient sans doute une rémunération proportionnelle à leurs œuvres. Mais on peut se demander si le suffrage universel, qui nomme les dirigeants dont on ne peut se passer, reconnaîtrait ces capacités et s'il n'exercerait pas plutôt une sélection à rebours.

Dans le socialisme, qui prétend substituer à l'aristocratie artificielle de la naissance ou de la fortune l'aristocratie naturelle des capacités (monopole non moins grand que le capital), vous reconnaissez les traits essentiels du socialisme de Saint-Simon. C'est encore l'idée de M. Sidney Webb et de M. Gabriel Deville. Il s'agirait d'handicaper la société, d'établir l'égalité au départ. M. Brunetière voit là une idée chère à la démocratie, qui, d'après lui, s'accommode des supériorités conquises, mais non des supériorités acquises (1). Doit-on toutefois assimiler au socialisme ce démocratisme de bourgeois gentilshommes, et le confondre avec lui?

Il existe un matérialisme égalitaire des petites gens, que l'universitaire oublie, et auquel le communisne de Babeuf a donné la plus saisissante expression. Bien loin d'accepter les supériorités, ce communisne prétend les soumettre au même niveau, en sorte que nul ne puisse blesser et opprimer son voisin par un plus haut degré de culture, voire même de moralité. C'est là le socialisme des instituteurs et des officiers de santé. fort différent de celui des professeurs de Faculté.

A vrai dire, quand on considère le socialisme autrement que comme un état d'âme qui se manifeste et se réalise chaque jour, dans la vie des classes ouvrières, sous forme de solidarité effective (2), — quand on nous

(1) La Question du latin.

(:) C'est la conception de M. G. Sorel.

le présente comme une doctrine hermétique et une image de la société future, on ne sait plus où le prendre. Où est le bon, où est le vrai socialisme? Chez Babeuf, ou chez Saint-Simon, qui le contredit? Chez Fourier qui repousse les hiérarchies autoritaires de SaintSimon, ou chez Louis Blanc, ou chez Proudhon qui verse le sarcasme aussi bien sur l'étatisme jacobin de Louis Blanc que sur tous les communistes. Et vous ne trouverez pas plus d'entente chez les contemporains. Les marxistes bafouent l'idéalisme des théoriciens malonistes. Bernstein soumet Marx à une critique rigoureuse. Dans le même journal où l'universitaire dénonce l'oppression qui pèse sur les travailleurs, et à quelques jours de distance, M. Jaurès constate que les socialistes ne sont même pas d'accord dans leur critique de la société actuelle. Pour les uns, la situation des ouvriers empire; pour les autres, elle s'améliore sans cesse.

Et voici maintenant le propre gendre de Marx, M. Paul Lafargue, qui dénie aux intellectuels de l'Ecole normale et de la Sorbonne l'intelligence vraie du socialisme (1). « Dernièrement, écrit-il, les intellectuels faisaient bande à part avec les politiciens radicaux qui avaient perdu leurs troupes ouvrières. Ils ont envahi le parti socialiste. Leur âme déborde des intentions les plus pures. Ils condescendent à nous enseigner la morale, à nous décrasser de notre ignorance, à nous apprendre à penser. Modestement, ils s'offrent à nous comme chefs de file... » Et, tandis que M. Jaurès célèbre Liebknecht pour son enthousiasme des grandes individualités, M. Lafargue et M. Guesde invitent ou plutôt somment les grandes individualités de rentrer dans le rang.

Cette liberté que l'universitaire prétend répandre sur le monde entier, les chefs socialistes ne peuvent la

(1) Le Socialisme et les Intellectuels, chez Giard, brochure.

faire régner dans leur chambre rouge. M. Jaurès, M. Rouanet (1) et leurs amis se plaignent amèrement des despotes du Comité général et de la secte guesdiste; M. Dejeante et M. Groussier ont dû secouer le joug intolérable que la secte allemaniste leur imposait. Non moins que le bâton de commandement de M. Guesde, M. Ponard redoute la férule de M. Jaurès (2).

Avant de discuter les opinions de l'universitaire, il faut attendre qu'un Concile ait fixé le dogme et que les socialistes réussissent à faire régner parmi eux la liberté, l'égalité, la solidarité qu'ils arborent sur leur drapeau.

Nous trouvons une thèse analogue à celle de l'universitaire exposée dans le livre fort intéressant que M. Ossip Lourié a consacré à la Philosophie sociale dans le théâtre d'Ibsen (3). M. Ossip Lourié est convaincu que la religion définitive de l'humanité sera la conscience individuelle, sans nul besoin de gouvernement ni d'État. Et c'est bien là aussi la croyance et l'idéal des anarchistes théoriques. L'originalité de sa thèse, si nous l'avons bien comprise, consiste en ceci : qu'il faudra traverser le socialisme pour atteindre un état final de liberté bienheureuse.

Il s'agit de définir les mots qu'on emploie. Le socialisme est individualiste, en ce sens qu'il n'exige nullement le sacrifice ascétique de l'individu à la cité, comme dans le monde antique, ou à l'Église, comme au moyen âge. Bien au contraire, c'est la cité qui se met au service de la prospérité individuelle en échange d'un travail forcé. Le socialisme ne signifie pas autre

(1) Voir la Revue socialiste de septembre 1900.

(2) Éclaireur de l'Ain, 3 juin 1900.

(3) Paris, F. Alcan.

chose. Mais à mesure que de nobles individualités se développeront, elles ne sépareront plus, grâce aux habitudes prises, leur prospérité individuelle de celle de l'ensemble et l'obligation deviendra superflue. L'essentiel est que de hautes individualités se produisent, qui, parce qu'elles sont hautes, cesseront d'être individualistes, dans le sens d'égoïsles. Il faut se posséder pour se donner. Donc, Ibsen qui exalte le culte du moi moral, c'est-à-dire du moi social, est un socialiste, sans qu'il s'en doute.

Qu'on le rattache ou non aux romantiques, Ibsen est avant tout un démolisseur convaincu de la société présente, au nom de l'individualisme, de la révolte de la conscience individuelle.

Il nous fait toucher du doigt toutes les plaies sociales. Plaie religieuse: s'il faut en croire lbsen, le puritanisme des protestants du Nord ne le cède en rien à l'hypocrisie imputée aux jésuites. A côté de Daudet, dans son Evangéliste, du Peksniff de Dickens, de la Meta Holdenis de Cherbuliez, l'auteur de Brand est un peintre magistral de la tartufferie luthérienne. Il ne se montre pas plus tendre pour les capitalistes, les politiciens, les journalistes, les maris et les femmes. La famille n'est pas moins pourrie que le reste. La femme doit cesser de jouer le rôle d'esclave ou de poupée. Cette petite entêtée de Nora, parce que son mari a blessé sa conscience, abandonne ses enfants, auxquels elle a pourtant infligé la vie, pour conquérir son individualité : elle n'aura de valeur sociale qu'une fois qu'elle se sera donné une âme. Point d'autre remède à la décadence et à la décomposition de nos institutions que le culte de la volonté au service de la vérité.

Mais est-ce là du socialisme? D'autant qu'Ibsen s'insurge contre la souveraineté du nombre. La mino

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