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détruite, et l'Allemagne a mis plus de deux siècles à retrouver son ancienne prospérité. La guerre de Sept ans ne faucha pas moins de neuf cent mille hommes, la fleur des générations. Les guerres ruineuses du premier Empire profitèrent seulement aux maréchaux et à la famille impériale. 32.463.000 francs de rente furent distribués par l'Empereur à 4.970 personnages. Masséna reçut 683.000 francs, Ney 728.000 francs, Davout 910.000, Berthier 1 million de rente. La guerre de Sécession a coûté aux Etats-Unis 35 milliards, et, si on tient compte des bénéfices non réalisés par suite de la suspension de la vie industrielle, 60 milliards. La victoire de 1870, la plus lucrative de l'histoire, a procuré à 28 personnes des donations de l'empereur d'Allemagne s'élevant à 15 millions de francs, mais les 5 milliards de contribution, en les supposant divisés entre chaque babitant, lui vaudraient 609 francs, soit 30 francs de rente. Or, il faut mettre en balance le poids des impôts, les armements ruineux, fruit de la conquête, et dont on ne saurait prévoir la fin. Il est douteux que l'Allemagne ait pris la voie la plus économique pour réaliser son unité; et, d'autre part, qui pourrait calculer ce que coûte à l'Europe ce gouvernement de hobereaux prussiens qui s'est incarné en la figure haineuse du prince de Bismarck? Au total, 400 milliards 484 millions ont été payés comme tribut depuis deux siècles à l'idole de la guerre, et l'œuvre de la civilisation s'en est trouvée ralentie d'autant.

L'esprit démocratique est hostile à l'esprit guerrier; à mesure qu'il prévaut, il tend à l'affaiblir. Il diminue la hiérarchie des classes, remplace la subordination et la coercition par les rapports contractuels, identifie enfin l'armée avec la nation. De là résulte que les gouvernements ne pourront plus entreprendre que des guerres vraiment nationales, et que ces guerres

devront être courtes, car la vie d'un peuple entier ne peut rester suspendue longtemps. En outre, elles deviendront nécessairement plus rares, à mesure que les engins de destruction deviennent plus terribles. L'intérêt des masses populaires pousse à la formation de vastes alliances entre tous les Etats. Les sociétés prennent conscience de la solidarité de leurs membres. Mais nous ne devons pas nous abandonner à des espérances trop optimistes. Bien loin de supprimer les luttes au sein des sociétés humaines, l'ère industrielle n'a fait que les transformer. Le progrès consiste en ceci que les hommes ont trouvé d'autres modes d'exploiter leurs semblables sans les massacrer. La mort du vaincu n'était pas le but, mais seulement le moyen pour s'enrichir de ses dépouilles. On a renoncé d'ordinaire à cette ultima ratio: mais toujours règne le droit du plus fort à satisfaire un appétit inextinguible de la chose d'autrui. Au lieu de se disputer, les armes à la main, la femme qu'ils convoitent, les hommes rivalisent devant elle d'esprit et d'élégance dans un salon. Pour opérer une razzia fructueuse, plus n'est besoin de recruter des bandes armées et de battre la campagne; il suffit d'un crayon et d'un carnet savamment employés dans l'enceinte de nos Bourses. On ne vous assomme plus à coup de massue, on vous ruine par la concurrence. Dans la guerre industrielle avec les patrons, les ouvriers se contentent de croiser les bras. L'esclavage est aboli dans les colonies: n'est-il pas plus simple de presser les indigènes comme un citron plutôt que de les fouailler?

La façon la plus commode de rançonner un pays, c'est encore de détenir le pouvoir politique. Il est inutile d'occuper les terres, si l'on dispose de l'impôt et du monopole des places. C'est l'entreprise la plus fructueuse de là, dans nos démocraties modernes,

cette lutte acharnée des partis à la conquête du gouvernement. Sous l'ancien régime, pour une somme de 100 francs, le paysan français payait 53 francs à l'État, 14 francs au seigneur, 14 francs à l'Église. Sa situation s'est améliorée de beaucoup en ce sens qu'il ne paye plus que un cinquième. Toutefois, les abus ne sont pas supprimés, mais seulement déplacés, et nous avons à subvenir à l'entretien d'une nuée de fonctionnaires parasites, clients de la majorité qui opprime la minorité.

Dans la lutte des partis et des classes, au combat à main armée on a substitué la bataille des votes. Moderne condottiere, le politicien racole non des lansquenets mais des électeurs. Une fois élu, il les paye en places et en faveurs; il fait rentrer dans la poche de quelques-uns l'argent perçu sur tous; à ce point de vue on a spirituellement défini les représentants du peuple « des répartiteurs d'impôts ». Ils jouissent de peu d'estime, et forment dans la République de Washington et de Franklin, qu'ils administrent, la classe la plus corrompue et la plus méprisée. Dans notre démocratie française, l'armée demeure la portion forte et saine de la nation.

Les luttes industrielles et politiques n'ont pas supprimé les guerres. Le développement de la grande industrie, écrit M. Letourneau, que l'on supposait devoir être pacifique, a créé de nouveaux motifs de conflits, avivé les haines sociales, exaspéré les rivalités économiques, armé les nations jusqu'aux dents, comme pour un retour à la barbarie. En 1872, l'Europe pouvait au plus mettre sur pied sept millions d'hommes, elle en compte aujourd'hui plus de douze millions et demi. Enfin, le passé nous a légué tout un levain de haine et de vengeance qu'il faudra bien régler un jour. C'est une erreur des économistes de croire

que les hommes ne se laissent guider que par des intérêts matériels. Ils sont esclaves de leurs passions, ils aiment à laver les affronts dans le sang, ils ne marchandent point le prix de la gloire.

Même si une Ligue de paix s'établissait entre les pays civilisés, il faudrait compler avec les barbares. Ce n'est point une quantité négligeable, si l'on songe à leur prodigieux accroissement en Asie et en Afrique. Ils sont fort susceptibles d'apprendre le maniement de nos armes, de mettre à profit notre tactique, comme on le voit par l'exemple du Japon. Il n'y a rien d'invraisemblable à prévoir pour l'avenir des conflits gigantesques, des batailles de races où l'Europe serait contrainte de s'unir pour sauver la civilisation d'Occident,

Tout en se félicitant de voir la guerre passer de l'état chronique à l'état aigu, et peu à peu disparaître ce qu'il y a de trop inhumain dans la pratique de nos armées, on doit s'écarter de ces rêveurs chimériques qui croient déjà toucher à l'heure où les batailles vont cesser. On n'abolira pas plus la guerre que l'assassinat, car la folie est éternelle et l'empire de la raison toujours fragile. L'homme carnivore ne se transformera point en herbivore, et le monde n'est pas à la veille de devenir une idylle ou une bergerie. La période belliqueuse ne sera peut-être jamais close; une coordination absolue ne sera jamais réalisée. « La paix perpétuelle, dit Kant, est impraticable, mais indéfiniment approximable.» Notre planète restera l'arène d'alliances et de luttes qui dureront sans doute aussi longtemps que l'espèce humaine. L'homme n'est appelé à goûter la paix durable que dans le tombeau.

Et la conclusion pratique de tant d'histoire et de philosophie, c'est qu'il n'est pas bon pour une nation

d'affaiblir en elle l'esprit militaire à côté de voisins belliqueux. Si les idées énervantes venaient à l'envahir elle marcherait à une ruine méritée. Le monde est ainsi fait, que quiconque n'a pas la force de se défendre est condamné à périr.

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