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tion, il en ajoute beaucoup d'autres dont on chercherait en vain la trace dans l'original. Son travail est trop souvent moins une version fidèle qu'une agréable imitation, qu'un jeu savant sur le texte, semblable à ces variations que font les musiciens sur des airs connus. Le nombre des vers du poète traducteur l'emporte de près d'un tiers sur ceux du poète traduit. Plus d'une fois Delille embellit son modèle: il lui donne l'esprit du dix-huitième siècle, celui de sa nation; et, sous ce rapport du moins, il a mérité d'être appelé le Virgile français.

Gaston annonce lui-même qu'il a quelquefois osé supprimer et ajouter à un poète qui pourtant, dit-il, avait une si juste mesure des choses. C'est ainsi qu'il s'excuse de n'avoir point reproduit la tradition fabuleuse de la peau de bœuf, qui, découpée en lanières, devait former l'enceinte de Carthage, parce qu'il suppose que cette circonstance ne peut nous intéresser, et que ces détails résistent à la noblesse de notre style épique.

Delille et Gaston ont-ils eu raison ou tort de faire au texte des additions et des retranchemens? Ce n'est peut-être pas aux traducteurs en prose qu'il convient

1 Les douze livres de l'Énéide de Virgile contiennent 9901 vers. Les douze livres de l'Énéide de Delille en renferment 14198. Il y a donc, dans la traduction, 4297 vers de plus que dans l'original.

de prononcer; mais ils peuvent se permettre de dire, parce qu'il y a quelque modestie dans cette opinion, que si, toujours pressé par les exigeances de la mesure et de la rime, qui le forcent de resserrer le texte ou de le paraphraser, le traducteur en vers peut néanmoins faire connaître mieux le poète, le traducteur en prose doit nécessairement faire mieux connaître le poëme; et c'est ainsi que peut se résoudre la question, si longtemps controversée, de la prétendue nécessité de ne traduire les poètes qu'en vers. Les versions en prose auront toujours leur avantage et leur utilité.

Celles de l'Eneide ont été nombreuses, et plusieurs ont joui d'un succès qui a été plus ou moins durable. Ainsi, vers le milieu du xvIIe siècle, l'abbé Desfontaines fit oublier le père Catrou, qui lui-même avait fait oublier Martignac et tous ceux qui l'avaient précédé. La traduction de l'abbé Remy, revue par quatre professeurs de l'université, moins bien écrite que celle de l'abbé Desfontaines, obtint d'être plus estimée pour sa fidélité; mais comme cette version décolorée était sans attrait, et celle de Desfontaines sans confiance, Binet entreprit de remanier le travail des quatre professeurs. Le style acquit plus de souplesse, plus de facilité: mais la force et l'élévation y manquèrent encore; et cependant comme cette traduction, en partie revue, en partie refaite, était, il y a vingt ans, ce qu'on avait de

micux, elle fut adoptée dans les écoles, et plusieurs

fois réimprimée.

Néanmoins deux autres professeurs, MM. Morin et de Guerle, eurent raison de croire qu'on pouvait donner une version en prose de l'Énéide dans un style plus élevé, et que les dieux et les héros devaient s'exprimer autrement que ne le font Tityre et Mélibée. M. Mollevaut partagea sans doute cette opinion, mais il se fit un système de fidélité si rigoureuse aux formes de la langue de Virgile, que ce système devint une véritable infidélité au génie du poète latin. Plus libre dans sa marche, M. de Guerle alla trop loin, et souvent, à l'instar des poètes, il imite plus qu'il ne traduit. On peut remarquer, dans une nouvelle traduction de M. Delestre, d'heureux efforts, mais aussi des défauts, que je laisse à d'autres le soin de signaler. De tous les interprètes de Virgile, M. Morin est celui qui me paraît avoir fait jusqu'ici le travail le plus estimable, et qui aura le plus de durée.

Dans ses savantes Études sur Virgile, M. Tissot a traduit, avec une grande supériorité, une trop faible partie de l'Énéide; et si j'ai osé entreprendre une version nouvelle, c'est parce que l'habile professeur n'a fait passer dans notre langue que des fragmens du poëme latin: c'est aussi parce qu'il m'a semblé que, tout estimable que soit la traduction de M. Morin, il était pos

sible de lutter encore, et, de donner au style plus de nerf et plus d'élévation.

Je ne me flatte point d'y avoir réussi : j'expose seulement les motifs qui m'ont porté à l'essayer. Ce ne serait sans doute être ni droit ni adroit que de décrier les travaux plus ou moins estimables qu'ont faits nos prédécesseurs dans une carrière ingrate et difficile, mais tout nouveau traducteur doit du moins expliquer, avec franchise, les raisons qui l'ont déterminé à refaire ce que tant d'autres avaient fait avant lui.

On a beaucoup parlé sur l'Énéide depuis Servius et Donat jusqu'à Burmann, et au plus érudit de ses derniers interprètes, Heyne. Après tant d'immenses commentaires, tant de dissertations, tant de volumes; après le Traité du poëme épique de Le Bossu, l'Essai de Voltaire, le Discours de l'abbé Vatry, sur la fable de l'Énéide; après Marmontel, Batteux, La Harpe, et beaucoup d'autres, il était possible de faire encore, sur le poëme de Virgile, des observations nouvelles; mais depuis que M. Tissot a publié ses Études, il ne reste plus rien à dire : on ne pourrait que citer, et c'est ce que j'ai fait assez souvent dans mes notes.

Il eût été facile de multiplier ces notes sur la géographie, sur la mythologie, sur l'histoire, et de recueillir tous

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Mémoires de l'Académie des Belles-Lettres, tome xix, page 245.

les passages que Virgile a imités d'Homère. Ce dernier travail est utile, et il a été exécuté dans ces derniers temps. Je me suis attaché, avec plus de soin, à indiquer les vers de l'Énéide qui ont paru suspects d'interpolation, et les altérations que ce poëme a dû recevoir dans le cours de quinze siècles, par ce que Heyne appelle la stupidité des copistes (librariorum stupores), ou par l'ambitieuse ignorance des rhéteurs, qui ont voulu compléter des sens et des vers que Virgile, surpris par la mort, avaient laissés imparfaits.

J'ai signalé aussi les emprunts assez nombreux que le poète latin n'a pas dédaigné de faire à Ennius, à Livius Andronicus, à Lucrèce, et à d'autres écrivains antérieurs au siècle d'Auguste; j'ai rappelé enfin les principales imitations que les anciens et les modernes ont faites de divers passages de l'Énéide.

C'est l'ensemble de ce travail qui ne rendra peut-être pas inutiles et sans quelque intérêt les notes de ma traduction, après celles de mes prédécesseurs, que j'ai d'ailleurs consultées, et citées quand elles m'ont paru mériter assentiment, examen ou réfutation.

VILLENAVE.

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