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sont ces transmissions, en se dégageant des préjugés de quelques écoles philosophiques. Qu'est-ce, par exemple, que la succession? Elle n'est autre chose que la dévolution de la propriété aux enfants et aux parents, auxquels le père de famille est censé l'avoir donnée de son vivant, par l'effet de ses plus incontestables préférences. La succession est une suite naturelle et nécessaire de la fixité du droit de propriété. La famille est première occupante; elle a travaillé avec le père, elle a eu sa part des fatigues; elle est, en quelque sorte, associée à la propriété. Ajoutez que non-seulement elle a pour elle cette première occupation et cette quasi-copropriété, mais qu'elle est placée la première dans les affections du défunt. On peut donc dire, avec un ancien jurisconsulte, que la propriété est « attachée aux familles comme par des racines et liens puissants (1). »

Autrefois, les familles vivaient dans la communauté. Ce régime n'a rien que de naturel; il est aussi sensé, dans beaucoup de circonstances données, que la communauté sociale,

(1) Galland, du Franc àlleu, p. 25.

prônée par certains philosophes, est déraisonnable ou ridicule. Représentons-nous les familles villageoises du moyen âge réunies sous l'autorité du père, par ces associations tacites universelles qui firent prospérer en France l'agriculture et le tiers état des campagnes (1). Là, tout était commun, et la succession n'était que la continuation, entre les survivants, d'un état de choses auquel le décès d'un des membres ne portait pas atteinte. Si on fût venu dire à ces villageois simples, mais gens de bon sens, que la conservation des biens communs au profit de la communauté était une faveur du droit civil, une concession gratuite de l'État, ils auraient assurément éprouvé une grande surprise. Quoi! les biens de famille mis en commun, acquis par le travail commun, exploités par des sɔins communs, ne sont pas la copropriété des enfants et des proches vivant dans la communauté? Est-ce que l'État pourrait, sans faire violence aux plus profonds sentiments du cœur humain, s'imaginer qu'il lui est permis de chan

(1) J'ai décrit le régime de ces sociétés dans mon commentaire de la Société (préface, p. XL et suiv.).

ger quelque chose au droit des êtres chéris, privilégiés, sortis de la même souche, réunis par le même nom, par les mêmes souvenirs, les mêmes intérêts, les mêmes travaux, solidarité d'une même existence?

Aujourd'hui, la communauté des familles n'existe plus au même degré de concentration, et avec cette unité patriarcale. Elle se concilie avec beaucoup de liberté dans chacun de ses membres. Il n'en est pas moins vrai, cependant, que l'idée de communauté et de solidarité est inséparable de l'idée de famille. Toute famille forme une sorte de corps moral qui vit d'un même esprit, se tient par un même lien, et conserve jusqu'à extinction le dépôt d'affections réciproques et d'intérêts communs, suite de la communauté d'origine. Que le besoin de la liberté, si nécessaire à l'homme, ait conduit les enfants à former, à un jour donné, un établissement séparé; que l'existence individuelle ait été trouvée plus commode que l'existence commune, quelquefois gênante pour les esprits indépendants, ce n'est pas là une séparation de nature à rompre la solidarité, qui est le plus bel attribut de la parenté. Les personnes ont cha

cune leur établissement privé; mais ce sacrifice, fait à des convenances particulières, laisse subsister l'affection et le lien moral. Une seule et même racine maintient l'unité dans la diversité des personnes ; et les biens, suivant le chemin tracé par l'amitié, vont trouver, au décès du propriétaire, les parents avec lesquels il les aurait mis en commun s'il n'eût voulu vivre seul, ou avec lesquels il les aurait partagés s'il eût voulu s'en dépouiller. De là, la règle du droit français, Le mort saisit le vif. Cette règle n'est que le droit naturel du sang, reconnu par le législateur.

Mais combien cette association des proches n'est-elle pas indestructible lorsqu'il s'agit des enfants nourris, dès le bas âge, de ce patrimoine, élevés dans ce foyer domestique, et accoutumés à y voir leur propre chose? Croit-on qu'il suffise à la tendresse paternelle de procurer à l'enfance les soins dont elle ne saurait se passer? La nature ne lui impose-t-elle pas le devoir de prolonger ses bienfaits, d'être la Providence des descendants, et d'assurer leur avenir?

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Numquid ulla majora possunt esse quam quæ in « liberos patres conferunt? Hæc tamen irrita sunt,

« si in infantia deserantur, nisi lunga pietas munus « suum nutriat (1). »

Tous les sacrifices faits par les pères pour leurs enfants seraient incomplets, si la succession paternelle n'en était le couronnement.

« Parum est dedisse: fovenda sunt (2).

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Quoi! l'enfant hérite des défauts de son père, de ses imperfections, de ses maladies, et il ne pourrait hériter des avantages de sa fortune? Le père, qui lui transmet son sang et les traits de son visage, ne pourrait pas lui transmettre son bien? Il y a généalogie dans les affections, dans les ressemblances, dans les maux physiques; et le cours de la nature serait interrompu dans les patrimoines formés, accrus ou conservés par les efforts de la personnalité humaine? L'homme plante des arbres pour un autre âge, et vous croyez qu'il aura travaillé à acquérir pour que tout périsse avec lui (3)? Quel est donc l'esprit frivole qui ne regarde pas l'avenir? Quel législateur n'a pas en vue la perpétuité de ses institutions? Quel citoyen, en fondant une famille,

(1) Sénèque, de Beneficiis, 2, XI.

(2) Sénèque, loc. cit.

(3) Cicéron, Tuscul., I, 14.

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