Page images
PDF
EPUB

porte, la foule ne put s'empêcher de pousser un cri d'attendrissement, et les soldats donnèrent à leur ancien capitaine le salut des armes. Les prisonniers se rangèrent sur les lits en face de la foule Eudore et Cyrille occupaient le centre de la table; les deux chefs des martyrs unissaient sur leurs fronts ce que la jeunesse et la vieillesse ont de plus beau: on eût cru voir Joseph et Jacob assis au banquet de Pharaon. Cyrille invita ses frères à distribuer au peuple ce repas fastueux, afin de le remplacer par une simple agape, composée d'un peu de pain et de vin pur la multitude étonnée faisait silence; elle écoutait avidement les paroles des confesseurs.

<< Ce repas, disait Cyrille, est justement appelé le repas libre, puisqu'il nous délivre des chaînes du monde et des maux de l'humanité. Dieu n'a pas fait la mort, c'est l'homme qui l'a faite. L'homme nous donnera demain son ouvrage, et Dieu, qui est auteur de la vie, nous donnera la vie. Prions, mes frères, pour ce peuple: il semble aujourd'hui touché de notre destinée; demain il battra des mains à notre mort: il est bien à plaindre! Prions pour lui et pour Galérius notre empereur. »

Et les martyrs priaient pour le peuple et pour Galérius leur

empereur.

Les païens, accoutumés à voir les criminels se réjouir follement dans l'orgie funèbre, ou se lamenter sur la perte de la vie, ne revenaient pas de leur étonnement. Les plus instruits disaient :

[ocr errors]

Quelle est donc cette assemblée de Catons qui s'entretiennent paisiblement de la mort la veille de leur sacrifice? Ne sontce point des philosophes, ces hommes qu'on nous représente comme les ennemis des dieux? Quelle majesté sur leur front! quelle simplicité dans leurs actions et dans leur langage! La foule disait :

[ocr errors]

>>

Quel est ce vieillard qui parle avec tant d'autorité, et qui enseigne des choses si innocentes et si douces? Les chrétiens prient pour nous et pour l'empereur : ils nous plaignent, ils nous donnent leur repas; ils sont couverts de plaies, et ils ne disent rien contre nous ni contre les juges. Leur Dieu serait-il le véritable Dieu ? »

Tels étaient les discours de la multitude. Parmi tant de malheureux idolâtres, quelques-uns se retirèrent saisis de frayeur, quelques autres se mirent à pleurer, et criaient :

« Il est grand le Dieu des chrétiens ! Il est grand le Dieu des martyrs! »

Ils restèrent pour se faire instruire, et ils crurent en JésusChrist.

Quel spectacle pour Rome païenne! Quelle leçon ne lui donnait point cette communion des martyrs! Ces hommes qui devaient bientôt abandonner la vie continuaient à tenir entre eux des discours pleins d'onction et de charité lorsque de légères hirondelles se préparent à quitter nos climats, on les voit se réunir au bord d'un étang solitaire, ou sur la tour d'une église champêtre : tout retentit des doux chants du départ; aussitôt que l'aquilon se lève, elles prennent leur vol vers le ciel, et vont chercher un autre printemps et une terre plus heureuse.

Au milieu de cette scène touchante, on voit accourir un esclave: il perce la foule; il demande Eudore; il lui remet une lettre de la part du juge. Eudore déroule la lettre : elle était conçue en ces mots :

« Festus juge, à Eudore chrétien, salut :

[ocr errors]

Cymodocée est condamnée aux lieux infâmes: Hiéroclès l'y « attend. Je t'en supplie par l'estime que tu m'as inspirée, sa« crifie aux dieux; viens redemander ton épouse: je jure de te « la faire rendre pure et digne de toi. >>

«

Eudore s'évanouit; on s'empresse autour de lui: les soldats qui l'environnent se saisissent de la lettre ; le peuple la réclame; un tribun en fait lecture à haute voix; les évêques restent muets et consternés; l'assemblée s'agite en tumulte. Eudore revient à la lumière; les soldats étaient à ses genoux, et lui disaient : Compagnon, sacrifiez ! Voilà nos aigles, au défaut d'autels.» Et ils lui présentaient une coupe pleine de vin pour la libation. Une tentation horrible s'empare du cœur d'Eudore. Cymodocée aux lieux infâmes! Cymodocée dans les bras d'Hiéroclès! La poitrine du martyr se soulève : l'appareil de ses plaies se brise, et son sang coule en abondance. Le peuple, saisi de pitié, tombe lui-même à genoux, et répète avec les soldats :

[ocr errors]

« Sacrifiez ! sacrifiez ! »

Alors Eudore, d'une voix sourde:

« Où sont les aigles? »

Les soldats frappent leurs boucliers en signe de triomphe, et se hâtent d'apporter les enseignes. Eudore se lève, les centurions le soutiennent; il s'avance au pied des aigles; le silence règne parmi la foule. Eudore prend la coupe; les évêques se voilent la tête de leurs robes, et les confesseurs poussent un cri: à ce cri, la coupe tombe des mains d'Eudore, il renverse les aigles, et, se tournant vers les martyrs, il dit :

« Je suis chrétien ! »

LIVRE VINGT-TROISIÈME.

SOMMAIRE.

Satan ranime le fanatisme du peuple. Fête de Bacchus. Explication de la lettre de Festus. Mort d'Hiéroclès. L'ange de l'espérance descend vers Cymodocée. Cymodocée reçoit la robe des martyrs. Dorothée enlève Cymodocée de la prison. Joie d'Eudore et des confesseurs. Cymodoeée retrouve son père. L'ange du sommeil.

Le prince des ténèbres regardait en frémissant de rage la pitié du peuple et la victoire des confesseurs.

[ocr errors]
[ocr errors]

Quoi! s'écria-t-il, j'aurai fait trembler sur son trône celui << que des anges esclaves ont nommé le Tout-Puissant; quelques instants m'auront suffi pour flétrir l'ouvrage de six jours; « l'homme sera devenu ma facile proie; et près de triompher du Christ, mon dernier ennemi, un martyr insulterait à ma puis<< sance! Ah! ranimons contre les chrétiens la fureur d'un peuple insensé, et que Rome s'enivre aujourd'hui de l'encens des «< idoles et du sang des martyrs! »

[ocr errors]

Il dit, et prend aussitôt la figure, la démarche et la voix de Tagès, chef des aruspices. Il dépouille sa tête immortelle des restes de sa brillante chevelure, outragée par les feux de l'abîme; les cicatrices que le désespoir et la foudre ont tracées sur son

front se changent en rides vénérables; il cache ses ailes repliées dans les amples contours d'une robe de lin, et, courbant son corps sur un bâton augural, il s'avance au-devant de la foule qui revenait du banquet des martyrs.

[ocr errors]

"

«

Peuple romain, s'écrie-t-il, d'où naît aujourd'hui cet attendrissement sacrilége? Quoi! votre empereur vous prépare des spectacles, et vous pleurez sur des scélérats, vil rebut des nations! Soldats, on renverse vos aigles, et vous vous laissez « toucher! Que diraient les Scipions et les Camille s'ils revoyaient « la lumière? Bannissez une compassion criminelle, et, au lieu de plaindre ici les ennemis du ciel et des hommes, allez prier << dans vos temples pour le salut du prince, et célèbrer la fête « des dieux. »

[ocr errors]

En prononçant ces paroles, l'ange rebelle souffle sur la foule inconstante un esprit de vertige et de fureur. La soif du sang et des plaisirs s'allume dans les âmes, où la pitié s'éteint tout à coup. Un victimaire s'écrie :

« O ciel! quel prodige frappe mes regards! J'ai laissé Tagès au Capitole, et je le retrouve ici. Romains, n'en doutez pas, c'est quelque divinité cachée sous la figure du chef des aruspices qui vient vous reprocher votre pitié coupable, et vous annoncer les volontés de Jupiter.

[ocr errors]

A ces mots, le prince des ténèbres disparaît du milieu de la foule; et le peuple, saisi de terreur, court aux autels des idoles expier un moment d'humanité.

Galérius célébrait à la fois le jour de sa naissance et son triomphe sur les Perses. Ce jour tombait aux fêtes de Flore. Afin de se rendre le peuple et les soldats plus favorables, l'empereur rétablit les fêtes de Bacchus, depuis longtemps supprimées par le sénat. Tant d'horreurs devaient être couronnées par les jeux de l'amphithéâtre, où les prisonniers chrétiens étaient condamnés à mourir.

D'imprudentes largesses, dont la source était dans la ruine des citoyens, et surtout dans la dépouille des fidèles, avaient renversé l'esprit de la foule. Toute licence était permise et même commandée. A la lueur des flambeaux, dans la voie Patricienne, une partie du peuple assistait à des prostitutions pu

bliques des courtisanes nues, rassemblées au son de la trompette, célébraient par des chants obscènes cette Flore qui laissa sa fortune impudique à un peuple alors rempli de pudeur. Galérius montait au Capitole sur un char tiré par des éléphants, devant lui marchait la famille captive de Narsès, roi des Perses. Les danses et les hurlements des bacchantes variaient et multipliaient le désordre. Des outres et des amphores sans nombre étaient ouvertes près des fontaines, et aux carrefours de la ville. On se barbouillait le visage de lie, on pétrissait la boue avec le vin. Bacchus paraissait élevé sur un tréteau. Ses prêtresses agitaient autour de lui des torches enflammées, des thyrses entourés de pampres de vigne, et bondissaient au son des cymbales, des tambours et des clairons; leurs cheveux flottaient au hasard : elles étaient vêtues de la peau d'un cerf, rattachée sur leurs épaules par des couleuvres qui se jouaient autour de leurs cous. Les unes portaient dans leurs bras des chevreaux naissants; les autres présentaient la mamelle à des louveteaux; toutes étaient couronnées de branches de chêne et de sapin; des hommes déguisés en satyres les accompagnaient, traînant un boue orné de guirlandes. Pan se montrait avec sa flûte; plus loin s'avançait Silène; sa tête, appesantie par le vin, roulait de l'une à l'autre épaule; il était monté sur un âne, et soutenu par des Faunes et des Sylvains. Une Ménade portait sa couronne de lierre, un Égypan sa tasse demi-pleine; le bruyant cortége trébuchait en marchant, et buvait à Bacchus, à Vénus et à l'Injure. Trois choeurs chantaient alternativement :

K

((

« Chantons Évohé, redisons sans cesse : Évohé, Évohé !

<< Fils de Sémélé, honneur de Thèbes au bouclier d'or, viens danser avec Flore, épouse de Zéphire et reine des fleurs! Des<< cends parmi nous, ô consolateur d'Ariadne, toi qui parcours << les sommets de l'Ismare, du Rhodope et du Cythéron! Dieu de la joie, enfant de la fille de Cadmus, les nymphes de Nyssa t'élevèrent, par le secours des Muses, dans une ca<< verne embaumée. A peine sorti de la cuisse de Jupiter, tu domptas les humains rebelles à ton culte. Tu te moquas des pirates de Tyrsène, qui t'enlevaient comme l'enfant d'un mortel. Tu fis couler un vin délicieux dans le noir vaisseau,

[ocr errors]

[ocr errors]

"

« PreviousContinue »