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palais. Tantôt ils se glissent lentement au travers des ruines; tantôt ils précipitent leurs pas dans des lieux moins embarrassés: quelquefois ils entendent marcher sur leurs traces, et ils se cachent parmi des débris; quelquefois ils sont arrêtés par l'éclat des armes d'un soldat qui rôde au milieu des ténèbres. Le bruit de l'incendie et les clameurs confuses de la foule s'élèvent au loin derrière eux; ils franchissent la vallée déserte qui sépare la colline du Calvaire de la montagne de Sion.

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Dans les flancs de cette montagne s'ouvrait une route inconnue : l'entrée en était fermée par des buissons d'aloès et des racines d'oliviers sauvages. Dorothée écarte ces obstacles, et pénètre dans le souterrain: il frappe les veines d'un caillou, allume une branche de cyprès, et, à la clarté de cette torche, il s'enfonce sous des voûtes ténébreuses avec Cymodocée. David avait jadis pleuré son péché dans ces lieux de toutes parts on voyait sur les murs des vers écrits de la main du monarque pénitent, lorsqu'il versa ses larmes immortelles. Sa tombe occupait le milieu du souterrain, et portait encore gravées sur sa base une houlette, une harpe et une couronne. La terreur du présent, les souvenirs du passé, cette montagne dont le sommet vit le sa crifice d'Abraham, et dont les flancs gardent le cercueil du roiprophète, tout agitait le cœur des deux chrétiens: ils sortent bientôt de ces détours, et se trouvent au milieu des montagnes, dans le chemin de Bethléem; ils traversent les champs silencieux de Rama, où Rachel ne voulut point être consolée, et viennent se reposer au berceau du Messie.

Bethléem était entièrement désert : les chrétiens avaient été dispersés. Cymodocée et son guide entrent dans la Crèche : ils admirent cette grotte où le Roi des cieux voulut naître, où les anges, les bergers et les mages le vinrent adorer, où toute la terre doit un jour apporter ses hommages. Des offrandes, laissées dans ce lieu par les pasteurs de la Judée, nourrirent abondamment les deux infortunés. Cymodocée versait des larmes de tendresse: les miracles du berceau de Jésus parlaient à son cœur.

« C'est donc là, disait-elle, que l'Enfant divin a souri à sa divine Mère! O Marie, protégez Cymodocée! Comme vous, elle est fugitive à Bethléem! »

La fille de Démodocus remerciait ensuite le généreux Dorothée, qui s'exposait pour elle à tant de fatigues et de périls. « Je suis un vieux chrétien, répondit l'homme éprouvé : les tribulations font ma joie.

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Dorothée se prosternait devant la Crèche.

« Père des miséricordes, disait-il, prenez pitié de nous, et souvenez-vous que votre Fils offrit en ces lieux ses premiers pleurs pour le salut des hommes! >>

Le soleil approche de la fin de son cours. Dorothée sort avec la fille de Démodocus, dans l'espoir de rencontrer quelque berger; il aperçoit un homme qui descendait de la montagne d'Engaddi : une ceinture de joncs était nouée autour de ses reins; sa barbe et ses cheveux croissaient en désordre; ses épaules étaient chargées d'une corbeille pleine de sable, qu'il portait péniblement à l'entrée d'une grotte. Aussitôt qu'il découvre les voyageurs, il jette son fardeau; et fixant sur eux des regards indignés :

« Délices de Rome, s'écrie-t-il, venez-vous me troubler jusque dans le désert? Évanouissez-vous! Armé de la pénitence, je découvre vos piéges, et je me ris de vos efforts. »

Il dit, et, comme l'aigle marin qui plonge au fond des eaux, il s'élance dans la grotte. Dorothée reconnaît un chrétien; il s'avance, et parle à travers l'ouverture du rocher:

« Nous sommes des chrétiens fugitifs : daignez nous donner l'hospitalité. >>

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– Non, non, s'écrie le solitaire, cette femme est trop belle pour être une simple fille des hommes. »

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Cette femme, reprit Dorothée, est une catéchumène qui fait l'apprentissage des pleurs que Jésus-Christ demande à ses servantes. Elle est Grecque, elle se nomme Cymodocée; elle est fiancée à Eudore, défenseur des chrétiens, dont le nom sera peut-être parvenu jusqu'à vous: je suis Dorothée, premier officier de Dioclétien. »

Le solitaire s'élance hors de la grotte comme un athlète qui, le front ceint d'une couronne d'olivier, paraît tout à coup aux jeux d'Olympie.

« Entrez dans ma grotte, s'écrie-t-il, épouse de mon ami! »

Le solitaire se nomme. Cymodocée reconnaît cet ami d'Eudore, qui s'entretenait avec lui au tombeau de Scipion. Dorothée, qui avait connu Jérôme à la cour, contemple avec étonnement cet anachorète, exténué de veilles et d'austérités, jadis brillant disciple d'Épicure. Il le suit au fond de son antre : on n'y voyait que la Bible, une tête de mort, et quelques feuilles éparses de la tradition des livres saints. Bientôt tout est éclairci entre les deux chrétiens et la jeune pèlerine. Mille souvenirs les attendrissent, mille histoires touchantes font couler leurs pleurs : ainsi des ruisseaux, descendus de diverses montagnes, mêlent leurs eaux dans une même vallée.

« Mes erreurs, dit Jérôme, ont amené ma pénitence, et désormais je ne sortirai plus de Bethléem. Le berceau du Sauveur sera ma tombe. »

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L'anachorète demande ensuite à Dorothée ce qu'il veut faire. « J'irai, répond Dorothée, chercher quelques amis à Joppé..... Quoi! dit Jérome en l'interrompant, vous êtes malheureux, et vous comptez sur des amis ! Un Moabite descend de ses rochers pour aller à Jéricho. C'était au printemps; l'air était frais et serein. Le Moabite n'était point altéré ; il trouve des torrents pleins d'eau à chaque pas. Il revient chez lui dans la saison des orages, sous les feux dévorants de l'été : la soif consume le Moabite; il cherche quelques gouttes de cette eau qu'il avait vue dans les montagnes : tous les torrents sont desséchés! >>

Jérôme demeure quelque temps en silence, ensuite il s'écrie :

« O grande destinée! Eudore, tu es donc le défenseur des chrétiens? O mon ami! que pourrais-je faire pour toi? » Tout à coup le solitaire se lève, frappé d'une lumière surnaturelle :

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Qu'est-ce que ces craintes? s'écrie-t-il. Femme, tu aimes, et tu fuis! Ton époux peut-être dans ce moment confesse la foi, et tu n'es pas là pour lui disputer la gloire du bûcher! Crois-tu que, quand il sera monté au rang des martyrs, il te veuille recevoir sans couronne? Roi, il ne pourra prendre qu'une reine à ses côtés! Fais ton devoir, marche à Rome, va réclamer ton époux, va cueillir la palme qui doit orner ta pompe nuptiale.....

Mais que dis-je! tu n'es pas encore au nombre des brebis choisies. »

Le solitaire s'interrompt de nouveau; il hésite, et bientôt il s'écrie:

« Tu seras chrétienne; ma main versera sur ton front l'eau salutaire. Le Jourdain est près d'ici; viens recevoir dans ses eaux la force qui te manque : tes jours sont exposés, il te faut mettre à l'abri de la mort. Oui, tu es assez instruite. La persécution est la doctrine : quiconque pleure pour Jésus-Christ n'a plus rien à savoir. »

Ainsi parle Jérôme, avec l'autorité d'un docteur et d'un prêtre. La douce et timide Cymodocée répond :

<< Seigneur, qu'il soit fait selon votre parole. Donnez-moi le baptême je ne serai point une reine auprès de mon époux, je ne serai que sa servante. Si je regrette quelque chose dans la vie, ce sera de ne plus aller sur le mont Ithome voir les troupeaux avec mon père; de ne pouvoir nourrir l'auteur de mes jours dans sa vieillesse, comme il me nourrit dans mon enfance. »

Cymodocée rougit, et pleura en parlant de la sorte. On reconnaissait dans son langage les accents confus de son ancienne religion et de sa religion nouvelle : ainsi, dans le calme d'une nuit pure, deux harpes, suspendues au souffle d'Éole, mêlent leurs plaintes fugitives; ainsi frémissent ensemble deux lyres dont l'une laisse échapper les tons graves du mode dorien, et l'autre les accords voluptueux de la molle Ionie; ainsi, dans les savanes de la Floride, deux cigognes argentées, agitant de concert leurs ailes sonores, font entendre un doux bruit au haut du ciel; assis au bord de la forêt, l'Indien prête l'oreille aux sons répandus dans les airs, et croit reconnaître dans cette harmonie la voix des âmes de ses pères.

LIVRE DIX-NEUVIÈME.

SOMMAIRE.

Retour de Démodocus au temple d'Homère. Sa douleur. Il apprend la nouvelle de la persécution. Il part pour Rome, où il croit qu'Hiéroclès a fait conduire Cymodocée. Cymodocée est baptisée dans le Jourdain par Jérōme. Elle arrive à Ptolémaïs, et s'embarque pour la Grèce. Une tempête suscitée par les ordres de Dieu fait aborder Cymodocée en Italie.

Qui pourra jamais dire l'amertume des chagrins paternels? Après la séparation fatale, les esclaves avaient reconduit Démodocus à la citadelle d'Athènes. Il passa la nuit sous un portique du temple de Minerve, afin de découvrir aux premiers rayons du jour la galère de Cymodocée. Lorsque l'étoile du matin parut sur le mont Hymette, les larmes du vieillard coulèrent avec une nouvelle abondance.

« O ma fille ! s'écria-t-il, quand reviendras-tu de l'Orient, ainsi que cet astre, pour réjouir ton père? »

L'aurore éclaira bientôt les flots solitaires, où l'on cherchait en vain quelque voile; mais on apercevait encore sur les vagues aplanies la trace blanchissante des vaisseaux que l'on ne voyait plus. Déjà le soleil, sortant de l'onde, dorait et brunissait à la fois la face de la mer. Des nues sereines étaient arrêtées çà et là dans l'azur du ciel de l'Attique; quelques-unes, teintes de rose, flottaient autour de l'astre du jour, comme l'écharpe des Heures. Ce spectacle ne fit qu'irriter la douleur du prêtre d'Homère. Il pousse des sanglots depuis que sa fille était au monde, c'est la première fois qu'il voit loin d'elle se lever le soleil. Démodocus refuse tous les soins de son hôte, qui, témoin d'une pareille douleur, s'applaudissait d'avoir vécu jusqu'alors sans enfants et sans épouse: ainsi le berger, au fond d'une vallée, écoute en frémissant le bruit du canon lointain; il plaint les victimes tombées sur le champ de bataille, et bénit ses rochers et sa cabane.

Dès le jour suivant, Démodocus voulut quitter Athènes et retourner en Messénie. Sa douleur ne lui permit pas de suivre

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