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On demande s'il peut y avoir des poëmes en prose? question qui au fond, pourrait bien n'être qu'une dispute de mots.

Aristote, dont les jugements sont des lois, dit positivement que l'épopée peut être écrite en prose ou en vers :

Ἡ δὲ ἐποποιία μόνον τοῖς λόγοις ψιλοῖς, ἢ τοῖς μέτροις '.

Et, ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il donne au vers homérique, ou vers simple, un nom qui le rapproche de la prose, iλoueτρία, comme il dit de la prose poétique, ψιλοὶ λόγοι.

Denys d'Halicarnasse, dont l'autorité est également respectée, dit:

<< Il est possible qu'un discours en prose ressemble à un beau poëme << ou à de doux vers; un poëme et des chants lyriques peuvent res<< sembler à une prose oratoire. »>

Πῶς γράφεται λέξις ἄμετρος ὁμοία καλῷ ποιήματι ἢ μέλει, καὶ πῶς ποίημα γε ἢ μέλος πεζῇ λέξει καλῇ παραπλήσιον 2.

Le même auteur cite des vers charmants de Simonide sur Danaë, et il ajoute :

« Ces vers paraissent tout à fait semblables à une belle prose3. » Strabon confond de la même manière les vers et la prose1.

Le siècle de Louis XIV, nourri de l'antiquité, paraît avoir adopté le même sentiment sur l'épopée en prose. Lorsque le Télémaque parut, on ne fit aucune difficulté de lui donner le nom de poëme. Il fut connu d'abord sous le titre des Aventures de Télémaque, ou Suite du ive livre de l'Odyssée. Or, la suite d'un poëme ne peut être qu'un poëme. Boileau, qui, d'ailleurs, juge le Télémaque avec une rigueur que la postérité n'a point sanctionnée, le compare à l'Odyssée, et appelle Fénelon un poëte.

« Il y a, dit-il, de l'agrément dans ce livre, et une imitation de ‹ l'Odyssée, que j'approuve fort. L'avidité avec laquelle on le lit fait « bien voir que si l'on traduisait Homère en beaux mots, il ferait

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« l'effet qu'il doit faire et qu'il a toujours fait. . . . . . Le Mentor du Télémaque dit de fort bonnes choses, quoique un peu hardies; et

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'ARIST., de Art. poét., pag. 2; Paris, 1645, in-8°.

2 DION. HALIC., tom. II, pag. 21, cap. XXV.

3 Ibid., pag. 60.

STRAB., lib. ', pag. 12, fol. 1597.

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« enfin M. de Cambrai me paraît beaucoup meilleur poëte que théologien '.

Dix-huit mois après la mort de Fénelon, Louis de Sacy, donnant son approbation à une édition du Télémaque, appelle cet ouvrage un poëme épique, quoique en prose.

Ramsay lui donne le même nom.

L'abbé de Chanterac, cet ami intime de Fénelon, écrivant au cardinal Gabrieli, s'exprime de la sorte :

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<< Notre prélat avait autrefois composé cet ouvrage (le Tėlėmaque), en suivant le même plan qu'Homère dans son Iliade et son Odyssée, ou Virgile dans son Eneide. Ce livre pourrait être regardé « comme un poëme : il n'y manque que le rhythme. L'auteur avait << voulu lui donner le charme et l'harmonie du style poétique2. Enfin, écoutons Fénelon lui-même :

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« Pour Télémaque, c'est une narration fabuleuse en forme de poëme héroïque, comme ceux d'Homère et de Virgile3. »> Voilà qui est formel^.

6

Faydit et Gueudeville furent les premiers critiques qui contes

Lettres de Boileau et de Brossette, tom. 1, pag. 46.

2 Histoire de Fénelon, par M. DE BEAUSSET, tom. II, pag. 194. 3 Ibid., pag. 196, Manuscrits de Fénelon.

A ces autorités, je joindrai ici celle de Blair : elle n'est pas sans appel pour des Français; mais elle constate l'opinion des étrangers sur le Télémaque; elle est d'un très-grand poids dans tout ce qui concerne la littérature ancienne; et enfin le docteur Blair est de tous les critiques anglais celui qui se rapproche le plus de notre goût et de nos jugements littéraires.

In reviewing the epic poets, it were unjust to make no mention of the amiable author of the Adventures of Telemachus. His work, though not composed in verse, is justly entitled to be held a proem. The measured poetical prose in which it is written, is remarkably harmonious; and gives the style nearly as much elevation as the french language is capable of supporting, even in regular verses. »

En passant en revue les poëtes épiques, il serait injuste de ne pas faire ⚫ mention de l'aimable auteur des Aventures de Télémaque. Quoique son << ouvrage ne soit pas composé en vers, on peut, à juste titre, le regarder « comme un poëme. La prose poétique et mesurée du Télémaque est singu⚫lièrement harmonieuse, et elle donne au style presque autant d'élévation que la langue française peut en supporter, même en vers *. »

5 La Télémacomanie.

6 Critique générale du Télémaque.

Lect. on Rhet., by H. BLAIR, tom. III, pag. 2-6.

tèrent au Télémaque le titre de poëme, contre l'autorité d'Aristotë et de leur siècle c'est un fait assez singulier. Depuis cette époque, Voltaire et la Harpe ont déclaré qu'il n'y avait point de poëme en prose : ils étaient fatigués et dégoûtés par les imitations. que l'on avait faites du Télémaque. Mais cela est-il bien juste ? Parce qu'on fait tous les jours de mauvais vers, faut-il condamner tous les vers? et n'y a-t-il pas des épopées en vers, d'un ennui mortel?

Si le Télémaque n'est pas un poëme, que sera-t-il? Un roman? Certainement le Télémaque diffère encore plus du roman que du poëme, dans le sens où nous entendons aujourd'hui ces deux mots.

Voilà l'état de la question: je laisse la décision aux habiles. Je passerai, si l'on veut, condamnation sur le genre de mon ouvrage ; je répéterai volontiers ce que j'ai dit dans la préface d'Atala : vingt beaux vers d'Homère, de Virgile ou de Racine, seront toujours incomparablement au-dessus de la plus belle prose du monde. Après cela, je prie les poëtes de me pardonner d'avoir invoqué les Filles de Mémoire pour m'aider à chanter les Martyrs. Platon, cité par Plutarque, dit qu'il emprunte le nombre à la poésie, comme un char pour s'envoler au ciel. J'aurais bien voulu monter aussi sur ce char; mais j'ai peur que la divinité qui m'inspire ne soit une de ces Muses inconnues sur l'Hélicon, qui n'ont point d'ailes, et qui vont à pied, comme dit Horace, Musa pedestris.

LIVRE PREMIER.

SOMMAIRE.

Invocation. Exposition. Dioclétien tient les rênes de l'empire romain. Sous le gouvernement de ce prince, les temples du vrai Dieu commencent à disputer l'encens aux temples des idoles. L'enfer se prépare à livrer un dernier combat pour renverser les autels du Fils de l'Homme. L'Éternel permet aux démons de persécuter l'Église, afin d'éprouver les fidèles; mais les fidèles sortiront triomphants de cette épreuve ; l'étendard du salut sera placé sur le trône de l'univers; le monde devra cette victoire à deux victimes que Dieu a choisies. Quelles sont ces victimes? Apostrophe à la Muse qui les va faire connaître. Famille d'Homère. Démodocus, dernier descendant des Homérides, prêtre d'Homère au temple de ce poëte, sur le mont Ithome, en Messénie. Description de la Messénie. Démodocus consacre au culte des Muses sa fille unique, Cymodocée, afin de la dérober aux poursuites d'Hiéroclès, proconsul d'Achaïe, et favori de Galérius. Cymodocée va seule avec sa nourrice à la fête de Diane Limnatide: elle s'égare; elle rencontre un jeune homme endormi au bord d'une fontaine. Eudore reconduit Cymodocée chez Démodocus. Démodocus part avec sa fille pour aller offrir des présents à Eudore, et remercier la famille de Lasthénès.

Je veux raconter les combats des chrétiens, et la victoire que les fidèles remportèrent sur les esprits de l'abîme, par les efforts glorieux de deux époux martyrs.

Muse céleste, vous qui inspirâtes le poëte de Sorrente et l'aveugle d'Albion; vous qui placez votre trône solitaire sur le Thabor; vous qui vous plaisez aux pensées sévères, aux méditations graves et sublimes; j'implore à présent votre secours. Enseignez-moi sur la harpe de David les chants que je dois faire entendre; donnez surtout à mes yeux quelques-unes de ces larmes que Jérémie versait sur les malheurs de Sion : je vais dire les douleurs de l'Église persécutée.

Et toi, vierge du Pinde, fille ingénieuse de la Grèce, descends à ton tour du sommet de l'Hélicon : je ne rejetterai point

les guirlandes de fleurs dont tu couvres les tombeaux, ô riante divinité de la Fable, toi qui n'as pu faire de la mort et du malheur même une chose sérieuse! Viens, Muse des mensonges, viens lutter avec la Muse des vérités. Jadis on lui fit souffrir en ton nom des maux cruels: orne aujourd'hui son triomphe par ta défaite, et confesse qu'elle était plus digne que toi de régner sur la lyre.

Neuf fois l'Église de Jésus-Christ avait vu les esprits de l'abîme conjurés contre elle; neuf fois ce vaisseau, qui ne doit point périr, était échappé au naufrage. La terre reposait en paix. Dioclétien tenait dans ses mains habiles le sceptre du monde. Sous la protection de ce grand prince, les chrétiens jouissaient d'une tranquillité qu'ils n'avaient point connue jusqu'alors. Les autels du vrai Dieu commençaient à disputer l'encens aux autels des idoles; le troupeau des fidèles augmentait chaque jour; les honneurs, les richesses et la gloire n'étaient plus le seul partage des adorateurs de Jupiter : l'enfer, menacé de perdre son empire, voulut interrompre le cours des victoires célestes. L'Éternel, qui voyait les vertus des chrétiens s'affaiblir dans la prospérité, permit aux démons de susciter une persécution nouvelle; mais, par cette dernière et terrible épreuve, la croix devait être enfin placée sur le trône de l'univers, et les temples des faux dieux allaient rentrer dans la poudre.

Comment l'antique ennemi du genre humain fit-il servir à ses projets les passions des hommes, et surtout l'ambition et l'amour? Muse, daignez m'en instruire. Mais auparavant faitesmoi connaître la vierge innocente et le pénitent illustre qui brillèrent dans ce jour de triomphe et de deuil : l'une fut choisie du ciel chez les idolâtres, l'autre parmi le peuple fidèle, pour être les victimes expiatoires des chrétiens et des gentils.

Démodocus était le dernier descendant d'une de ces familles Homérides qui habitaient autrefois l'île de Chio, et qui prétendaient tirer leur origine d'Homère. Ses parents l'avaient uni, dans sa jeunesse, à la fille de Cléobule de Crète, Épicharis, la plus belle des vierges qui dansaient sur les gazons fleuris, au pied du mont Talée, chéri de Mercure. Il avait suivi son épouse à Gortynes, ville bâtie par le fils de Rhadamanthe, au bord du

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