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ÉPITRE A M. LAURENT,

A l'occasion d'un bras artificiel qu'il a fait pour un soldat invalide.

ARCHIMEDE nouveau qui, par d'heureux efforts,
Pour dompter la nature, imites ses ressorts;
Qui sers l'humanité, ton maître et ta patrie;
Ma muse doit des vers à ta noble industrie.
Assez d'autres sans moi souilleront leur encens;
Qu'ils l'offrent à Plutus, je le dois aux talens.
Les talens, de nos biens sont la source féconde;
Ils forment les trésors et les plaisirs du monde.
Sur cette terre aride, asile des douleurs,
L'un fait naître des fruits, l'autre sème des fleurs.
Pourquoi faut-il, hélas! Que notre esprit volage
N'aime que le brillant dont nos mœurs sont l'image?

Oui, j'aime à voir Pigal, par sa savante main,
Donner des sens au marbre, et la vie à l'airain,
Je dévore des yeux ces toiles animées,
Où brillent de Vanloo les touches enflammées.
Voltaire, tour à tour sublime et gracieux,
Peut chanter les héros, les belles ou les dieux.
Je souris à Lani, qui bergère ou déesse,
Fait briller dans ses pas la grâce et la noblesse.
Et toi! Divin Rameau, par tes magiques airs,
Peins les plaisirs des cieux, ou l'horreur des enfers.

Mais serai-je insensible à ces talens utiles

Qui portent l'abondance à nos cités tranquilles;
Qui, pour nous, en tous lieux, multipliant leurs soins,
Consacrent leur génie à servir nos besoins ?

Non, ces arts bienfaiteurs sont respectés des sages;
Et moins ils sont brillans, plus on leur doit d'hommages.
Sans doute ils te sont dûs, mortel industrieux!
Oui, tu gagnes mon cœur, en étonnant mes yeux.
Cet art qui, suppléant la force par l'adresse,
Fixe la pesanteur, calcule la vitesse,

Asservit à ses lois et l'espace et le temps,

Et maîtrise à son gré le feu, l'onde et les vents :
Cet art a signalé l'aurore de ta vie,

Ton ame l'embrassa par l'instinct du génie.
Déjà tes faibles mains

que

lassait le repos,

Préludaient, en jouant, à tes hardis travaux.

Un astre impérieux nous fait ce que nous sommes
Et les jeux de l'enfance annoncent les grands hommes:
Tel Buffon, dans le sein d'un germe à peine éclos,
Déjà distingue un tronc, des fruits et des rameaux.
Quels prodiges depuis ont rempli ta carrière!
Je te suis dans les champs de la Flandre guerrière.
Tristes champs, où Cérès voit naître ses moissons,
Du sang dont le dieu Mars engraisse les sillons.
Là, ton art sur l'Escaut, pour défendre nos villes, (1)
Posait des murs de fer et des remparts mobiles,
Lançait sur l'ennemi des torrens déchaînés, (2)
Ou portait nos soldats sur les flots étonnés. (3)
Mais la gloire t'appelle à de plus grands miracles: (4)
La puissance d'un art s'accroît par les obstacles.

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C'est par eux qu'un dieu sage, irritant nos efforts,
Nous enchaîne au travail, et nous vend ses trésors.
C'est ainsi que ses mains avares et fécondes,
Ont caché sous la terre, en des mines profondes,
Cet or qui fait mouvoir et vivre les états,

Et le bronze et l'airain tonnant dans les combats;;
L'acier qui fait tomber les sapins et les chênes,
Le fer qui de Cérès fertilise les plaines,

Et le métal, epfin, qui docile à nos lois,
S'arrondit en canaux, ou s'étend sur nos toits.
L'Armorique long-temps, de ce métal utile,
Dans de vastes marais cacha l'amas stérile.
Tu parais, l'onde fuit, la terre ouvre son sein,
Et ne rend ses tributs qu'à ta puissante main.

Heureux qui sait briller par d'utiles prodiges!
D'autres, féconds pour nous en frivoles prestiges,
Osent prostituer à de pénibles jeux,

Un art qu'à nos besoins ont destiné les dieux.
Pour leurs concitoyens, que produit leur adresse?
Ils nourrissent le luxe, ils flattent la mollesse.

Oui, dans eux le génie est un enfant badin

Mais dans toi, c'est un dieu propice au genre humain.
Tu sentis le pouvoir de ses mains bienfaisantes,
· Tu les mouilles encor de tes larmes touchantes,
Infortuné mortel! Heureux dans ton malheur,
Par ses rares talens, plus encor par son cœur!
Je crois voir le moment où, des traits de la foudre,
Tes bras au champ de Mars furent réduits en poudre.
Je crois te voir encor, meurtri, défiguré,
Traînant le reste affreux de ton corps déchiré,
Te montrer tout sanglant à sa vue attendrie;
La pitié qui lui parle enflamme son génie.
O prodige! Ton bras reparaît sous sa main,

Ses nerfs sont remplacés par des fibres d'airain.
De ses muscles nouveaux, essayant la souplesse,
Il s'étend et se plie, il s'élève et s'abaisse.
Tes doigts tracent déjà le nom que tu chéris :
La nature est vaincue, et l'art même est surpris.'
Que ne peut point de l'art l'activité féconde!
C'est par elle que
l'homme est souverain du monde.
De la nature en vain tu crois naître le roi ;
Mortel! Sans le travail rien n'existe pour toi.
Ce globe n'est soumis à ta vaste puissance
Qu'à titre de conquête, et non pas dé naissance;
Et tu n'es distingué parmi les animaux,
Que par ton noble orgueil, ton génie et t'es maux.
Vois l'énorme éléphant, dont la masse effrayante
Fait trembler les forêts dans sa course pesante.
Près de ce mont vivant, que sont tes faibles bras?
Mais sa force n'est rien; il ne la connaît pas.
Tu peux bien plus qué lui; connaissant ta faiblesse,
Tu sens ton indigence, et voilà ta richesse.

Déjà l'art t'a soumis l'air, la terre et les mers:

Déjà je vois éclore un nouvel univers.

Tes jours sont plus sereins, tes champs sont plus fertiles,
Ton corps devient moins faible, et tes sens plus agiles.
Le verre aidé ta vue, il découvre à tes yeux (1)
Des mondes sous tes pieds, des mondes dans les cieux:
A l'aide du levier, du poids et de la roue,
Des plus pesans fardeaux ton adresse se joue;
Les forêts à ta voix descendent sur les eaux;
Les rivages creusés embrassent tes vaisseaux, (2)
Le ciel règle leur cours écrit sur ses étoiles.
Le fougueux aquilon est captif dans leurs voiles.

(1) Microscope, télescope.

(2) Les ports.

C'est par eux que, comblant les gouffres de Thétis,
Tu joins deux continens l'un par l'autre agrandis.
Là, pour unir deux mers, tu perças des montagnes, (1)
Creusas des souterrains, inondas des campagnes.
Plus loin, de l'Océan tu reculas les eaux, (2)
Un empire s'élève où mugissaient les flots.
Tu changeas des marais en des plaines fertiles,
Sur l'abîme des mers tu suspendis des villes. (3)
Les monumens du Nil, vainqueurs du temps jaloux, (1)
Nés avec l'univers, ont vécu jusqu'à nous.

Oui, telle est ta faiblesse et ton pouvoir suprême,
Les œuvres de tes mains survivent à toi-même.
Autour de nous enfin, promenons nos regards.
Là, je vois de plus près, et j'admire les arts;
Le cyclope, noirci des feux qui l'environnent,
Verse à flots embrâsés les métaux qui bouillonnent;
La flamine cuit le vase arrondi sous nos doigts;
L'acier ronge le fer, ou façonne le bois.

Sur les fleuves profonds me formant une route,

Des rochers sous mes pas se sont courbés en voûte :

Par les eaux (5) ou les vents (6), au défaut de mes mains,
Le cylindre roulé met en poudre mes grains.
Ici, l'or en habit se file avec la soie; (7)
En des tableaux tissus la laine se déploie. (8)
Là, le sable dissous par les feux dévorans, (9)
Pour les palais des rois brille en murs transparens.

(1) Canal de Languedoc.

(2) Les Hollandais.

(3) Venise,

(4) Pyramides d'Égypte.

(5) Moulins à eau.

(6) Moulins à vent.

(7) Travail de l'or-trait.

(8) Tapisseries des Gobelins, (9) Glaces.

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