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dineux, comme dit Perse, quand on veut l'émouvoir, ou bien saturer de toutes les grimaces de la mimique et de toutes les contorsions ridicules des convulsionnaires, quand on veut l'épouvanter.

Mais vous comprenez sans peine que cette différence entre les deux arts a dû nécessiter un accroissement notable dans le matériel des langues, et que pour un ordre d'idées nouvelles, il a fallu de nouvelles combinaisons de mots. Dans ce genre d'invention, il est peu de poètes plus riches, plus ingénieux, plus féconds que Lucain. Il y a cette différence entre lui et Perse, qui a aussi beaucoup innové dans ce sens, que Lucain, sauf de très-nombreuses exceptions pourtant, conserve dans ses combinaisons les plus hardies une certaine conséquence grammaticale, et que quelques-unes de ses additions s'adaptent au moins tant bien que mal au matériel existant de la langue, tandis que Perse, qui n'y ajoute rien, se

contente d'en intervertir brutalement les combinaisons connues, et de créer en ôtant le lien logique à ce que les autres ont créé. Je m'expliquerai plus tard sur la portée des meilleures choses en ce genre, tant à l'égard de Lucain et des poètes de son époque, qu'à l'égard des autres époques littéraires qui pourraient présenter un caractère analogue.

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S II.

Exemples de descriptions selon l'art grec et selon l'art de Lucain.

En attendant, je vais citer deux exemples qui justifieront mes idées sur la nature des deux espèces de descriptions dont je viens de parler, c'està-dire la description selon l'art grec, et la description selon l'art de Lucain; après quoi je généraliserai mes jugemens sur ce sujet.

Premier exemple.

Je prendrai Virgile et Lucain dans deux descriptions dont le sujet, ou plutôt l'objet est le même. On n'en saisira que mieux les additions faites par Lucain au matériel de la langue, en voyant le même objet représenté par Virgile avec le moins de traits possible, et par Lucain avec le plus grand luxe de détails possible. En même temps, on n'appréciera que plus sûrement la différence entre les deux manières, sous tous les autres rapports qui ne sont pas purement philosophiques. Il s'agit de deux sibylles de Cumes, dont l'une, dans Virgile, est consultée par Énée, lequel s'apprête à descendre aux enfers, et dont l'autre, dans Lucain, est interrogée par Appius, gouverneur de l'Achaïe, sur le résultat de la guerre

civile. La ressemblance entre les deux scènes ne peut pas être plus complète.

Voici la sibylle de Virgile. Je supprime tout ce qui ne fait pas partie nécessaire du portrait de la prêtresse'.

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Ventum erat ad limen, cùm virgo: «< Poscere fata
>> Tempus, ait : Deus, ecce deus. » Cui talia fanti
Ante fores, subitò non vultus, non color unus
Non compte mansêre comæ ; sed pectus anhelum
Et rabie fera corda tument; majorque videri
Nec mortale sonans, adflata est numine quando
Jam propiore dei....

At Phoebi nondùm patiens, immanis in antro
Bacchatur vates, magnum si pectore possit
Excussisse deum : tantò magis ille fatigat

Os rabidum, fera corda domans, fingitque premendo.

Talibus ex adyto dictis, Cumæa sibylla
Horrendas canit ambages, antroque remugit,
Obscuris vera involvens: ea frena furenti
Concutit, et stimulos sub pectore vertit Apollo.

« On était arrivé au seuil du temple, quand la

vierge s'écria ́: « Il est temps de consulter les » destinées ; je sens le dieu, voici le dieu. » Comme » elle disait ces mots, debout à la porte du tem

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ple, son visage, son teint changèrent tout à » coup; ses cheveux ne restèrent pas en ordre. Sa

1 Eneid. lib vI.

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poitrine et son sein farouche sont gonflés de > fureur; sa taille grandit au delà des proportions >> ordinaires, et sa voix n'eut plus rien d'humain,

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quand elle reçut le souffle du dieu qui s'appro» chait............... Cependant la prêtresse d'Apollon, encore impatiente, s'agite comme une frénétique bacchante dans l'antre sacré, essayant de secouer de sa poitrine le dieu puissant qui l'emplit; mais plus elle fait d'efforts, plus le » dieu fatigue du frein sa bouche furieuse, plus >> il oppresse, et façonne son sein farouche......... » Tels sont les obscurs oracles que la sibylle de Cumes, mugissante au milieu de son antre, fait » entendre du fond du sanctuaire, enveloppant » la vérité de ténèbres mystérieuses. Tel est le » frein dont Apollon se sert pour brider sa fureur, » et tel est l'aiguillon qu'il retourne et agite dans sa poitrine.

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Je n'ai pas besoin de dire combien je trouve les traductions insuffisantes, à commencer par les miennes, lors même que j'ai le bonheur qu'elles soient exactes. Voici la paraphrase rimée de l'abbé Delille, laquelle n'est pas plus mauvaise qu'autre chose :

Ils avancent; soudain, pleine d'un saint transport,
« Il est temps, il est temps d'interroger le sort,
» Dit-elle : Le dieu vient; il m'agite, il me presse,
» Fils d'Anchise, écoutez la voix de sa prêtresse,
>> C'est lui-même, c'est lui, je le sens, je le vois. >>
Devant la porte auguste ainsi tonne sa voix.

Mais à son dieu déjà tous ses sens s'abandonnent;
Ses cheveux, son regard, ses traits se désordonnent,
Son sein bat et se gonfle et mugit de fureur.
Mais lorsque de plus près le dieu parle à son cœur,
Alors son air, sa voix n'ont rien d'une mortelle....

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De son antre profond, terrible, l'œil en feu,
Impatiente encor, lutte contre le dieu.
Plus elle se débat, et plus il la tourmente,
S'imprime dans son cœur, sur sa bouche écumante,
Façonne son maintien, sa parole, ses traits,
Et lui souffle des sons dignes de ses décrets....

Ainsi de l'antre saint la prophétique horreur
Trouble sur son trépied la prêtresse en fureur;
Ainsi le dieu terrible, aiguillonnant son âme,
La perce de ses traits, l'embrase de sa flamme,
Répand sur ses discours sa sainte obscurité,
Et même en l'annonçant voile la vérité.

Rien de plus simple que le portrait du poète latin. Virgile se borne à quelques traits expressifs; il en dit assez pour la raison, pour le bon sens, pour le cœur ; mais il n'en dit pas autant, j'en conviens, qu'il en faudrait à l'imagination, laquelle est insatiable, et n'aime pas à être bornée par des préceptes de goût. Et admirez quelle chasteté jusque dans cette peinture d'une femme en proie au désordre le plus bizarre et le plus repoussant. Non comptæ mansêre comæ... ses cheveux ne restèrent pas en ordre... Quelle délicatesse d'expression! C'est le désordre de la beauté grecque,

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