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Lucain dit à tout hasard :

vicit rabies aquilonis, et undas

Torsit, et abstrusas penitùs vada fecit arenas 1.

Et cette hardiesse n'est certes pas malheureuse. Il y en a d'autres où la peur de l'imitation ne l'a pas bien inspiré. Mais, en somme, les beautés sont les plus nombreuses dans le morceau que j'ai cité. Ces flots qui se déroulent en d'immenses replis, cette mer qui est grosse de tous les vents et qui reste suspendue sous l'effort de deux vents contraires, ces éclairs sans flamme, cet air qui éclate sans donner de lumière, tous ces détails d'un phénomène tout physique sont pleins d'originalité et d'énergie ; ils prouvent une prodigieuse souplesse de style, quoique, chose singulière, ce soient de ces beautés dont l'effet poétique n'est point en rapport avec l'estime qu'elles vous donnent pour l'auteur, et qui vous ennuient à la longue, pour dire toute la vérité. Le propre de la description de Lucain, c'est de vous donner l'idée de la difficulté vaincue, plaisir froid et court qui fait bientôt bâiller; le propre de la description grecque, c'est qu'on ne voit ni comment ni à quel prix elle s'est faite: on l'aime encore plus qu'on ne l'admire. J'avoue que c'est là l'espèce

L'aquilon l'emporte; il tourne les flots sur eux-mêmes, et fait de la mer un vaste gué.

d'impression que me fait le plus souvent la lecture de Virgile.

Je n'ai pas cité les meilleures descriptions de Lucain, parce que j'avais besoin, pour caractériser les modifications de l'art aux trois époques représentées par Homère, Virgile et Lucain, de prendre dans ce dernier deux exemples qui eussent au moins l'analogie du sujet avec les exemples tirés d'Homère et de Virgile. Il y a dans la Pharsale des descriptions beaucoup plus simples et plus originales ; il y en a de singulièrement spirituelles. En disant que les descriptions sont le principal tort de Lucain, je ne l'ai pas beaucoup déprécié, ce semble; car, d'une part, je crois que c'est la seule chose qui pût être faite avec talent de son temps, et d'autre part, je remarque que les descriptions tiennent plus de la moitié de la Pharsale, laquelle n'est à proprement dire qu'un poème descriptif, et n'intéresse que comme poème descriptif.

S IV.

Du jugement de Quintilien sur la Pharsale de Lucain.

C'est ici l'occasion d'expliquer le jugement de Quintilien sur Lucain. Je vais encore être réduit,

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quoi qu'il m'en coûte, à contredire le célèbre professeur; mais ce ne sera pas, non plus qu'ailleurs, sans donner quelques raisons que je crois bonnes. «< Lucain, dit Quintilien, doit être compté parmi les orateurs plutôt que parmi les poè<< tes'. » Je trouve d'abord à reprocher à ce jugement ce qu'on peut reprocher à tous les jugemens de Quintilien sur ses contemporains, ou ceux du moins de son siècle, c'est qu'il est tout à la fois vague et absolu. Qu'est-ce qu'un poète qui est plus orateur que poète? S'il est orateur, il n'est plus poète; s'il est poète, il n'est pas orateur. Ce sont deux idées qui s'excluent. Un orateur fait des harangues, un poète fait des vers, et si en outre, il fait des harangues ces harangues étant en vers, veulent être jugées d'abord comme morceaux de poésie, et, secondairement, comme morceaux oratoires. La phrase de Quintilien estelle un éloge, est-elle une critique? Si c'est un éloge, il est triste, car il ne veut pas moins dire que ceci, à savoir que Lucain s'est sottement trompé sur la nature de son talent, et qu'il a eu le tort de faire des vers au lieu de pérorer dans une chaire, ou dans un livre d'histoire fait à la

1 Voici toute la phrase de Quintilien sur Lucain: Lucanus ardens, concitatus, sententiis clarissimus, et, ut dicam quod sentio, oratoribus magis quàm poetis annumerandus. (INST. Or. x, 90.) « Lucain ardent, rapide, éblouissant de >> sentences, doit être, pour dire toute ma pensée, compté >> parmi les orateurs plutôt que parmi les poètes. »

manière harangueuse de Tite-Live. Si c'est une critique, cette critique est injuste, et qui pis est, peu judicieuse; elle ôte à Lucain le titre de poète que nul n'a mérité plus que lui, après les beaux âges et les grands noms de la littérature latine. Lucain avait été élévé dans les exercices oratoires; il avait retenu de cette éducation l'habitude d'arranger un discours, de chercher des traits, de viser à l'effet oratoire; de là, en effet, dans les harangues qu'il fait tenir à ses personnages, un certain arrangement qui n'est pas sans habileté, des traits, des effets, plutôt trop que trop peu ; mais de là aussi, la déclamation, l'emphase, le lieu commun, la fluidité de paroles, la multiplicité des soliloques et des discours. Ses moindres personnages semblent toujours dire à la tribune aux harangues le peu qu'ils ont à dire. C'étaient là les défauts de son éducation professoriale; défauts qui lui étaient entrés bien plus avant que les bonnes habitudes, parce qu'en fait d'art, les bonnes habitudes ne vous dispensent pas du travail, tandis que les défauts vous en dispensent. Celles-ci fatiguent toujours l'esprit, à fin de compte; ceux-là le soulagent. Dans ce sens-là, j'accorde que Lucain est orateur, mais orateur inopportun, orateur là où il ne faut jamais l'être, orateur avec tous les défauts d'un très-mauvais avocat, orateur fort souvent sans logique, sans tact, sans bon sens; orateur par tous les défauts

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du métier, et par quelques beautés qui n'appartiennent qu'à la poésie.

Au reste, le jugement de Quintilien peut s'expliquer par deux dispositions d'esprit de ce célèbre rhéteur, lesquelles atténuent singulièrement l'importance de quelques-unes de ses opinions littéraires, surtout, comme je l'ai dit, en ce qui regarde les contemporains. D'abord, Quintilien est trèsprudent, non-seulement par esprit de conduite, mais par nature; il ne tranche jamais, et quoique ses doctrines soient très-décidées, elles ne se déclarent qu'avec ménagement. Quintilien n'avait pas la passiou de sa mission. Il gémissait bien plus qu'il ne protestait. Chargé officiellement de défendre le goût, il le défendait sans aigreur, toujours sous des noms anciens, afin de n'être mal avec personne; et, au besoin, il ne refusait pas une phrase obligeante, quoique très-laconique, aux auteurs qui offensaient le plus ce goût dont on l'avait nommé conservateur, notamment à Perse, le plus barbare et le plus impuissant de tous les novateurs.

En second lieu, Quintilien s'occupe peu des poètes. Je ne sais s'il aimait beaucoup la poésie, j'en doute. Ses études avaient été dirigées vers l'art oratoire, la grammaire et la philosophie, bien plus que vers la poésie. Son livre traite des institutions oratoires; la poésie n'y est considérée qu'en passant, par allusion, et seulement dans ce qu'elle peut présenter de rapports avec l'art ora

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