Page images
PDF
EPUB
[merged small][ocr errors][ocr errors][ocr errors][merged small]

OU

LA DÉCADENCE.

CHAPITRE IV.

DE LA DESCRIPTION CONSIDÉRÉE COMME LE PRINCIPAL MÉRITE ET COMME LE PREMIER TRAIT CARACTÉRISTIQUE DES ÉCRIVAINS DE SON ÉPOQUE, ET GÉNÉ

DE LUCAIN,

RALEMENT DE TOUTE ÉPOQUE DE DÉCADENCE.

La description selon l'art grec, et la description selon l'art de Lucain. - Exemple de descriptions selon l'art grec et selon l'art de Lucain. Second exemple. Du jugement de Quintilien sur la Pharsale de Lucain. De la description dans les poètes contemporains de Lucain. - Pourquoi l'art de l'époque de la décadence latine est-il tout entier dans la description? Du caractère de la description dans les poètes français du dix-neu

vième siècle..

S Ier.

La description selon l'art grec, et la description selon l'art de Lucain.

La description dans l'art grec, dans les poésies

T. III.

1

de Virgile surtout, lequel fut le traducteur le plus intelligent et le plus complet de l'art grec, est plus philosophique que physique, et s'adresse plus au sentiment qu'aux yeux. Cette théorie est très-délicate et n'est pas aisée à établir; cependant je la crois fondée sur une incontestable réalité. La description grecque se compose de peu de traits; elle s'attache bien plus à faire sentir la vie d'un objet qu'à en représenter l'aspect matériel. Elle crayonne plutôt qu'elle ne peint. S'il s'agit du lieu qui doit servir de théâtre à certains événemens, la description grecque le représente en quelques vers; elle dispose les plans, y jette la lumière et une certaine chaleur que je puis bien appeler la vie; après quoi elle fait place au récit. Elle échafaude bien plus qu'elle ne bâtit. S'il s'agit de décrire une passion qui se manifeste par des signes extérieurs, par des changemens dans la face humaine, elle est encore plus sobre de détails. Elle pose sur la figure une impression simple et générale, comme la stupeur ou la pâleur : elle la contracte dans la colère, elle l'épanouit dans la joie, elle la ride dans les soucis, elle y jette deux larmes dans la douleur; tour à tour elle y met le sourire, le calme, l'ironie, selon les situations. Elle ne se laisse aller aux détails, que quand elle peint la beauté; et par la beauté, je n'entends pas l'abstraction fade de l'espèce femme; j'entends tout aspect de la physionomie humaine qui est déterminé par un noble ou un heureux état de l'âme.

Au contraire, elle glisse sur la peinture des défauts, du laid, de tout aspect de la physionomie qui est déterminé par une passion vile, par un mauvais penchant, par de honteuses habitudes. On sent que l'art grec compte sur la délicatesse des esprits auxquels il a pour but de plaire; il sait que le sentiment moral est promptement éveillé dans ces esprits et à peu de frais ; que pour leur faire horreur d'une chose horrible, il suffit de la leur montrer sous son aspect le plus caractéristique, et en même temps le plus supportable, puis de passer outre; qu'il faut bien plus les intéresser aux acteurs qu'au théâtre aux personnages qu'à la scène ; que pour les faire rire ou pleurer, il n'est pas nécessaire de leur faire des grimaces, ni d'étaler devant eux des douleurs échevelées et haletantes; l'art grec sait tout cela; et il le sait, d'abord parce qu'il a été inspiré par la raison, ensuite parce qu'il est soutenu par des esprits de choix; deux choses qui font les écrits immortels, même dans les siècles où les dieux ne sont plus mêlés aux inspirations du poète.

La description, dans l'art de Lucain et de ses contemporains, est tout au rebours, beaucoup plus physique que philosophique, et s'adresse bien plus aux yeux qu'au sentiment. Elle veut refléter les couleurs et les nuances, elle veut être exacte comme le dessin quand elle peint les lieux, comme l'anatomie quand elle peint l'homme. A la différence de l'art grec qui insiste sur le beau et glisse

sur le laid, elle insiste sur le laid et glisse sur le beau; et la raison en est toute simple : c'est que le laid a plus de variété extérieure et prête plus au détail, au lieu que le beau est en apparence plus uniforme, quoique pour ceux qui savent le regarder il soit infini dans sa variété. La description de Lucain me fait l'effet d'un de ces instrumens délicats, polis, d'une précision admirable et d'une forme qui flatte l'œil, lesquels servent à fouiller dans les plaies les plus impures et les plus dégoûtantes. A force de vouloir approcher de la vérité matérielle, elle tue la vérité morale, particulièrement dans la peinture des altérations de la face humaine, quand cette face est bouleversée par de violentes passions intérieures. Elle déplace tout l'intérêt pour le transporter de l'âme sur la figure; elle sacrifie le patient à la description, et elle fait en réalité un masque au lieu d'une figure, c'est-à-dire quelque chose de difforme, de roide, de froid tout à la fois. Il faut dire aussi que par une dernière analogie, ou plutôt par une dernière différence entre cet art et l'art grec, au lieu d'un public candide, sinon de cœur, du moins d'intelligence assurément, qu'on émeut ou qu'on effraie par

des moyens très-simples, et avec des indications délicates bien plus qu'avec des développemens sans fin, l'art de Lucain et des poètes de son temps a affaire à un public blasé, encore plus corrompu d'intelligence que de cœur et qu'il faut chatouiller jusqu'aux entrailles par des vers libi

« PreviousContinue »