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trouvait d'êtres vivans a péri, et qu'il en a arraché un débris, sur lequel Ulysse se sauvera du naufrage. Virgile ne baisse pas la toile sur ces quelques Troyens qui nagent sur la lame immense; il trouve encore un désastre plus grand, et ce désastre c'est la perte des armes, des planchers, des richesses troyennes qui flottent sur les ondes. Homère a tout dit, quand il a dit : Un dieu leur ôta le retour dans la patrie. Tout ce qui suit n'est que le récit des efforts d'Ulysse, liant ensemble avec des courroies de cuir les deux moitiés du mât qui doivent le porter au rivage.

Malgré toutes ces différences, Virgile est resté fidèle à l'art grec, principalement par la sobriété des détails et par la simplicité des moyens. Il prend la tempête dans ses trois ou quatre effets les plus généraux, et il la peint avec plus de traits qu'Hoinère, mais avec peu de traits pourtant. On la sent moins et on la voit plus que dans Homère; mais on la sent encore plus qu'on ne la voit. L'art a perdu en profondeur, mais il a gagné en effets de détail, ou plutôt c'est le même art qui a fait quelques acquisitions de bon goût dans sa partie de réalité matérielle. Nous arrivons à Lucain. César veut traverser l'Adriatique sur une barque de pêcheur, pour aller chercher sa flotte qui doit mettre à la voile à Brindes, et qui se fait attendre. Une tempête vient l'assaillir à quelques milles du rivage. Je suis obligé de faire des extraits, la description étant d'une longueur démesurée; je sou

ligne les passages qui me paraissent à la fois les plus caractéristiques et les meilleurs.

Hæc fatur, solvensque ratem dat carbasa ventis:
Ad quorum motus non solùm lapsa per altum
Aera dispersos traxére cadentia sulcos

Sidera ;
sed summis etiam quæ fixa tenentur
Astra polis, sunt visa quati. Niger inficit horror
Terga maris; longo per multa volumina tractu
Estuat unda minax; flatûsque incerta futuri,
Turbida testantur conceptos æquora ventos ..

Indè ruunt toto concita pericula mundo.
Primus ab oceano caput exseris Atlanteo,
Core, movens æstus: jam, te tollente, furebat
Pontus, et in scopulos totas erexerat undas.
Occurrit gelidus Boreas, pelagusque retundit;
Et dubium pendet, vento cui concidat, æquor.
Sed Scythici vicit rabies Aquilonis, et undas
Torsit, et abstrusas penitùs vadą fecit arenas.....

Non cæli nox illa fuit: latet obsitus aer
Infernæ squalore domûs, nimbisque gravatus
Deprimitur, fluctusque in nubibus accipit imbrem.
Lux etiam metuenda perit, nec fulgura currunt
Clara, sed obscurum nimbosus dissilit aer......
Cùmque tumentes

Rursus hiant undæ, vix eminet æquore malus.
Nubila tanguntur velis, et terra carinâ.

Artis opem vicêre metus : nescitque magister
Quam frangat, cui cedat aquæ. Discordia ponti
Succurrit miseris, fluctusquc evertere puppim
Non valet in fluctus: victum latus unda repellens
Erigit, atque omni surgit ratis ardua ponto.......

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« Il dit, et détachant la barque, il livre la >> voile aux vents. Leur premier souffle fut si impétueux, que non-seulement les étoiles errantes tombèrent, traînant dans leur chute de longs » sillons de lumière, mais que les astres même qui sont attachés au sommet des cieux parurent » s'ébranler. D'horribles ténèbres couvrent la >> surface de la mer; l'onde menaçante bouillonne » et se développe au loin en d'immenses replis, et » la mer en tumulte, ne sachant lequel des vents qui la travaillent va devenir son maître, annonce seulement par sa rumeur qu'elle les a tous » dans son sein. Alors tous les

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périls ensemble viennent fondre sur César » de tous les points du monde. Ce fut toi, Corus, » qui le premier élevas ta tête du sein de l'océan Atlantique, et vins déchaîner la tempête. Déjà » la mer, obéissant à ton impulsion puissante, » s'était dressée tout entière contre les rochers, quand le froid Borée s'élance et repousse l'onde » irritée; la mer, entre vous suspendue, ne sait auquel des deux céder. C'est l'Aquilon qui l'em» porte, l'Aquilon, qui souffle de la Scythie: il » tourne les flots sur eux-mêmes, et fait de la mer un vaste gué. Cette nuit-là ne fut pas une nuit du ciel, mais une nuit des enfers; » l'air sombre s'affaisse accablé par les nuages » dans lesquels le flot va chercher la pluie. On ne » voit pas même le redoutable jour de la foudre; » les éclairs n'ont point de flamme, et la nue se dé

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» chire sans pouvoir percer les ténèbres.

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Quand les vagues gonflées s'ouvrent et bâillent de » nouveau, à peine voit-on poindre la cime du

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mât; les voiles sont dans les nuages, et la carêne » touche le sable..

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La terreur a triom

phé de l'art : le nautonnier ne sait auquel des » vents il doit résister, ni auquel obéir. La dis» corde des flots le sauve lui et César; car la va» gue, qui aurait pu submerger la barque, » trouvait un obstacle dans la vague opposée, et comme chaque flot la repoussait, elle se >> trouva comme suspendue en l'air, et soutenue » par tous les vents..... »

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L'art, ici, a subi une transformation presque complète. Il est tout entier dans les détails, dans la peinture des objets matériels; le sentiment moral en est exclu. Ce que Lucain veut décrire avant tout, c'est la tempête dans ce qu'elle a de plus minutieux ; ce sont les convulsions ou plutôt les désordres de toute espèce qui naissent de l'action simultanée des vents contraires sur une grande masse d'eau. Après cela, il ne restait plus qu'à prendre les flots un à un, à en décrire la couleur, l'aspect, à les analyser goutte à goutte; il y a bien eu des poètes qui s'y sont résignés. L'art a cependant fait encore quelques acquisitions dans le tableau de Lucain; mais voyez à quel prix! Voilà les planètes qui tombent, les étoiles fixes qui chancèlent; voilà les vents personnifiés qui se livrent des combats singuliers sur la mer, et bien

d'autres incidens ridicules dont j'ai épuré cette description. Tout y est donné au plaisir des yeux, pourvu toutefois qu'on les ait assez bons pour démêler, sous des formes vagues et luxuriantes, quelle est la pensée de Lucain. L'ame n'a que faire ici; il n'y a pas un vers qui s'adresse à elle; mais, en revanche, une imagination de jeune homme, un peu vive et un peu folle, trouverait à admirer presque à chaque vers. L'art a perdu non-seulement ce qui sépare Homère de Virgile, mais encore ce qui sépare Virgile de Lucain, c'est-à-dire ce reste de sentiment moral que Virgile avait conservé dans sa description déjà si inférieure à celle d'Homère. Mais du moins, Virgile, qui écrivait dans une autre langue qu'Homère, pouvait transporter dans son œuvre quelques-unes des beautés de son maître, et ces beautés servaient tout à la fois à régler et à parer ses propres innovations. Lucain, qui ne pouvait imiter Virgile sans lui prendre sa langue, se jette à corps perdu dans les innovations les plus hasardeuses; et quand, malgré lui, le cours des événemens le force à repasser par les mêmes idées, il viole brutalement la langue pour ne pas imiter; et c'est alors le hasard seul qui décide s'il a bien ou mal fait. Par exemple, là où Virgile a dit tout-à-l'heure :

1

Unda dehiscens

1

Terram inter fluctus aperit: furit œstus arenis 1 ;

L'eau laisse voir la terre entre les flots entr'ouverts :

la mer en furie fait bouillonner le sable.

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