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S III.

Des trois ordres de beautés qui correspondent à ces trois ordres d'idées.

Aux deux premières classes d'idées, à la première exclusivement, à la seconde avec des restrictions déjà, se rattachent deux ordres de beautés qui s'adressent à tous les hommes, et sont saisies immédiatement par toutes les intelligences.

A la troisième classe, et aussi à quelques-unes des idées de la seconde, se rapporte une espèce de beautés qu s'adressent aux littérateurs seulement, aux curieux de style, qui aiment l'art pour l'art, aux commentateurs, glossateurs, qui nonseulement goûtent ces beautés, mais qui en hasardent quelquefois de leur propre invention, en remplacement de celles qu'ils croient avoir été effacées ou altérées par la transmission.

Vous trouvez les premières dans la Bible, dans les épopées religieuses d'Homère et de Dante, dans l'épopée sans Dieu de Shakespeare, dans ce qu'on nous transmet de grandes poésies primitives de l'Orient et du Nord.

Là, elles sont naïves et simples comme des oracles descendus du ciel; nul apprêt ne s'y fait

sentir: elles ne sont pas nées de la réflexion, mais de l'instinct. Le poète n'a pas pensé qu'il fit des morceaux de choix; il a rendu ce qu'il sentait ; il a communiqué aux hommes ce qu'il recevait d'en haut, sans le soumettre à une analyse philosophique; il a dit ce qu'il avait mission de dire. Aussi les premiers qui sentent ces beautés sont les simples; le premier admirateur d'Homère et de Dante, c'est le peuple; le premier juge de Shakespeare, c'est le parterre. Les intelligences raffinées, ceux qui ont des préoccupations de littérature, n'y viennent qu'après. Mais ces derniers venus ont le privilége de consacrer la gloire de ces grands hommes, parce qu'à la différence du peuple qui répète les vers de ses poètes, et n'en fait pas des prosodies, ces hommes policés prennent au peuple son admiration et la formulent par des théories. L'honneur de les avoir devinés n'en appartient pas moins au peuple, lequel connaît de loin les génies simples et généraux, mais d'ailleurs ignore parfaitement les génies compliqués et individuels, quelque effort que fassent ces génies par eux ou par leurs amis pour pénétrer dans ces naïves intelligences, et faire chanter leurs vers par le peuple.

Vous trouverez encore ces mêmes beautés dans les épopées secondaires, dans les drames nés de l'épopée primitive, dans les poésies philosophiques qui ont aussi pris leurs données premières à cette source de toutes les philosophies, dans

Virgile, dans Sophocle, dans Racine, dans Horace, dans tous les grands poètes des grands siècles.

Là, ces beautés sont ou simplement reproduites, dans d'autres idiômes, des poésies primitives, ou développées par la réflexion aidée de l'art, mais qui n'a point quitté la trace des instincts du poète primitif. Vous y sentez quelque peu le travail et la préparation. Le poète des grands siècles a répété son devancier, parce que son goût lui a indiqué qu'il vaut mieux répéter certaines choses qu'y rien changer. C'est déjà presque un choix de critique, Quand, en second lieu, il a développé ces beautés; quand, par exemple, à la peinture simple et sommaire d'une passion, d'un sentiment, il a ajouté des détails inconnus du poète primitif, et complété par l'observation la donnée première de l'instinct, alors encore vous apercevez l'intention, et je ne sais quelle adresse de mise en œuvre qui distrait votre esprit du fond même des choses pour l'occuper de la grâce de leur arrangement; et c'est ce qui explique cette circonstance assez ordinaire de gens qui savent les grands poètes par cœur, sans rien comprendre à leurs idées. Le poète a conscience de son métier de poète; il sait qu'il fait un morceau choisi; et cela est si vrai, qu'avec un peu d'habitude vous reconnaissez facilement qu'il s'y dispose long-temps à l'avance, et qu'il y dispose son sujet. On peut prédire d'avance un développement

brillant; les choses vous y mènent, mais par une pente si douce et si bien cachée, que vous vous y trouvez transporté à votre insu, et que le poète conserve dans votre esprit tout l'honneur d'un morceau inattendu, non préparé, d'une véritable improvisation.

Toutefois, et malgré cette sorte de fine fleur que l'art a ôtée à la pensée du poète primitif, les grands écrivains des grands siècles sont aussi populaires, à compter les voix, que leurs devanciers. A première vue, même, la popularité des seconds parait plus choisie et d'un prix plus élevé que la popularité des premiers. Leur public a plus de culture; si on ne les chante pas dans les fêtes, on les lit et on les médite dans la solitude; ils entrent comme élément nécessaire dans toutes les éducations. Ce qu'il y a d'apprêt dans leurs beautés n'en empêche pas l'effet inoral, mais, loin de là, le sert et l'accommode à plus d'intelligences. Au contraire, l'extrême simplicité des poésies primitives, l'étrangeté des mœurs et des époques qui servent de cadre à leurs enseignemens philosophiques, peuvent quelquefois en compromettre l'effet pour beaucoup d'esprits très-cultivés, mais qui sont trop de leur temps, et ne savent pas vivre dans tous les temps; et comme on prend volontiers tout le monde au mot, même les plus grands génies, et qu'on ne se donne pas volontiers le travail de découvrir des beautés qui ont négligé de s'annoncer, on donne à cette sim

plicité le nom d'enfance de l'art, et on ferme un livre qui se recommande si peu. Les poésies des époques secondaires n'ont pas à craindre ce désappointement; comme elles sont faites principalement pour instruire et pour plaire, elles savent tous les chemins par où l'on arrive à toutes les intelligences, et elles s'arrangent toujours pour ne se compromettre avec personne. Ce n'est pas là d'ailleurs leur seul avantage sur les poésies primitives; celles-ci encore manquent souvent leur effet pour être trop sommaires; la force d'attention des hommes est si petite qu'ils glissent souvent sur une beauté de premier ordre sans la sentir, parce qu'à ce moment la curiosité s'est relâchée, ou qu'elle ne comptait pas sur une beauté en cet endroit-là. Les poésies des époques secondaires, précisément parce qu'elles développent les poésies primitives, qu'elles les éclairent, les détaillent, montrent plus long-temps la même chose à l'attention de l'homme, et la lui montrent sous plus de faces. De là, non-sculement aucune de leurs beautés ne risque pas de n'être pas vue, mais encore on leur en prête qui n'y sont point. N'en savez-vous pas dont c'est un crime de dire que tout n'y est pas beauté et perfection? Dans tout cela, vous voyez qu'il n'est question que réflexion, de travail, d'intelligences cultivées, d'attention, de choix, de critique; aussi avais-je peut-être quelque raison de dire que les beautés des poésies primitives s'adressent plus spéciale

de

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