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parce qu'on ne sait trop si c'est de l'or ou si ce n'est que du clinquant, et qu'on n'admire, après tout, qu'à ses risques et périls. C'est de la poésie pour l'imagination seulement; tous ces effets sont dans le style; tous ces héros sont inférieurs au metteur en œuvre. L'espèce de plaisir qu'on y trouve est un peu froid, et n'a peut-être pas d'attraits pour tous les âges de la vie ; mais il n'en est pas moins vrai qu'il n'est donné qu'aux natures de choix de nous faire éprouver cette espèce de plaisir inquiet, hésitant, et qui ne va guère qu'à certaines situations de la vie et de l'esprit. Trèscertainement, si la description de Lucain ne peut pas faire oublier la description de Virgile, celleci ne peut pas davantage faire oublier celle-là. Ce sont deux arts qui s'ajoutent l'un à l'autre. Là où l'art de Lucain est faux, je m'en soucie fort peu, et je passe outre ; là où il est vrai, je trouve qu'il complète l'art de Virgile. Voilà deux descriptions pour une; l'une qui est plus matérielle, l'autre qui est plus morale; celle de Lucain pouvait n'être pas nécessaire; mais puisque nous l'avons, nous dirons que c'est de l'espèce de superflu dont Voltaire a dit si spirituellement :

Le superflu, chose si nécessaire.

S III.

Second exemple.

Je prendrai ce second exemple dans le poète de l'art grec, Homère, et dans son plus intelligent imitateur, Virgile puis je comparerai ces deux modèles de l'art grec à l'art de Lucain. Le sujet est encore le même dans les trois poètes. Il s'agit d'une tempête. Voici d'abord celle d'Homère ' :

Αλλ' ὅτε δη την νήσον ἐλείπομεν, οὐδέ τις άλλη
Φαίνετο γαιάων, αλλ' οὐρανὸς ἠδὲ θάλασση.
Δὴ τοτε κυανέην νεφέλην ἔζησε Κρονίων
Νηὸς ὑπερ γλαφυρῆς, ἡ χλυσε δὲ πόντος ὑπ' αὐτῆς.
Η δὲ ἔθει οὐ μάλα πολλὸν ἐπὶ χρόνον. Αἶψαγαρ ἦλθε
Κεκληγώς Ζέφυρος μεγάλη σὺν λαίλαπι θυών.
Ιςου δὲ προσύνους ἓῤῥηξ' ανέμοιο θύελλα
Αμφοτέρους· ἱςὸς δὲ ὁπίσω πέσεν, ὅπλά τε πάντα
Εἰς ἄντλον κατέχυνθ'. Οδ' ἄρα πρύμνῃ ἐνὶ νηΐ
Πλῆξε κυβερνήτεω κεφαλὴν, σὺν δ' ἐςέ ἄραζε
Πάντ' άμυδις κεφαλῆς. Ο δ' ἄρ' ἀρνευτήρι ἔοικως

1 Odyssée, chant xi.

"

Κάππεσ ̓ ἀπ ̓ ἐκριόφιν, λἶπε δ' όςεα θυμὸς Αγήνωρ.
Ζεὺς δ' ἄμυδις βρόντησε, καὶ ἔμβαλε νηι κεραυνόν
Η δὲ τ ̓ ελίχθη πάτα, Διὸς πληγεῖσα κεραυνῷ,
Εν δὲ θεείου πλῆτο. Πέσον δ' ἐκ νὴος εταίροι
Οἱ δὲ κορώνησιν ἴκελοί περὶ νῆα μέλαιναν
Κύμασιν ἐμφορεοντο· θεὸς δ ̓ ἀποαινυτο νόςον.

« Nous venions de quitter l'ile; on ne voyait plus la terre, mais seulement le ciel et l'eau. Tout-à-coup le fils de Saturne étendit une nuée >> bleuâtre au-dessus du léger navire; la mer tout » entière en fut obscurcie. La nuée ne courut » pas long-temps dans les airs; car le zéphire fon» dit sur nous en sifflant, et nous enveloppa d'un >> immense tourbillon. Un coup de vent rompit >> les deux cordages du mât : le mât renversé ⚫ tomba en arrière et entraîna tous les agrès dans » la sentine. Dans sa chute, il frappa la tête du pilote qui était assis à la poupe, et lui brisa du » même coup tous les os du crâne. Celui-ci, sem» blable au plongeur, tomba, la tête la première, » du pont dans la mer, et son âme généreuse » abandonna son corps. En même temps Jupiter » tonna, et lança la foudre sur le vaisseau. Frappé » de la foudre de Jupiter, le vaisseau tournoyait sur les ondes, et était tout rempli de soufre. » Mes compagnons furent précipités dans la mer ; ✰ semblables à des corneilles marines, ils étaient

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portés par les flots autour du vaisseau noir. Un » dieu leur ôta le retour dans la patrie.

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Voilà, certes, l'art dans sa plus grande simplicité. C'est de la poésie primitive, quand elle est le plus près des dieux. Il est impossible de produire plus d'effet avec moins de moyens. Cela est si grand pourtant qu'on ne peut pas croire qu'il se passe dans le monde, au même moment, quelque chose qui soit plus grand. C'est Jupiter qui conduit la nuée bleuâtre au-dessus du navire; c'est Jupiter qui lance sa foudre, et qui précipite les malheureux matelots. Il y a de tout dans ces quinze vers; il y a des détails techniques; il y a un épisode; il y a une catastrophe. Deux vers suffisent à Homère pour peindre le lieu de la scène; plus de terre, mais seulement le ciel et l'eau. Puis un vaisseau qui se débat dans un tourbillon, au milieu des ténèbres. Tout l'effet est dans le sentiment moral qu'inspire cette poignée d'hommes perdue sur la mer, et qui a contre elle le grand Jupiter. Et n'admirez-vous pas ce qu'il y a d'ironique et de profond dans cette double comparaison du pilote à un plongeur, et des matelots à des corneilles marines? Que voulez-vous y faire? Quand l'humanité a le malheur d'être aux prises avec les dieux, de quel droit la plaindrait-on d'avoir succombé ? Quelle indifférence dans le poète! ou plutôt quel jugement sur la vie! En quoi diffèrent, je vous prie, pour le profit qu'en tire l'humanité, la mort d'un homme qui tombe

la tête en bas dans la mer, et l'acte d'un plongeur qui s'y jette pour son plaisir? Combien y a-t-il d'hommes qui se noient et qui valent qu'on fasse quelque chose de mieux pour eux que de les comparer à des corneilles de mer! Et cependant, l'homme religieux qui n'ose pas s'intéresser à ceux que Jupiter a voulu perdre, l'homme d'expérience qui sait si bien ce que vaut la vie, Ulysse, car c'est lui qui raconte son naufrage, laisse échapper un mot douloureux sur les matelots qui ont péri dans les flots: Un dieu leur ôta le retour dans la patrie. Quelle tristesse et quelle sympathie grave dans ce seul mot? C'est donc un grand malheur, ô Ulysse, de ne pas revoir sa patrie '! Mais je dois insister particulièrement sur la simplicité de ce morceau, comme description, parce que c'est sous ce point de vue surtout qu'il convient que j'en parle.

Voyons maintenant l'imitation de Virgile. Énée

1 Virgile a traduit littéralement ce vers si touchant et si simple. Il parle de Pallas et de Lausus, deux guerriers tous deux beaux, tous deux du même âge, qui combattent avec une égale vaillance, l'un pour l'autre, contre Enée :

Sed quis fortuna negârat

In patriam reditus.

(x, 345).

Fortuna au lieu de deus, voilà la seule différence entre le passage de Virgile et celui d'Homère. C'est que l'un croit toujours aux dieux, l'autre n'y croit que quand il y pense. Il sacrifie déjà sa religion aux exigences de la mesure.

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