Page images
PDF
EPUB

trompé par une impression personnelle; mais rien ne traduit mieux pour moi que ces trois mots si simples de Lucain, venientes cominùs umbræ, ces fantômes de mes rêves d'enfant, hélas! et d'homme à peu près mûr, qui se glissent le long des murs de ma chambre, entr'ouvrent mes rideaux de leur main décharnée, m'approchent, me dévisagent, comme dit énergiquement le peuple, en mettant leurs de flamme dans mes yeux, et qui, yeux tout à coup, éclatent au moment où ils me touchent, comme s'ils étaient faits d'air et de vent, et disparaissent en mille zigzags fort rassurans pour la partie qui rêve en moi, et qui vient d'avoir grand peur.

Je réserve pour le chapitre suivant les conclusions générales que j'aurai à tirer de ces premiè res observations sur la manière dont Lucain exprime des idées déjà exprimées par Virgile. J'ai dû prendre Virgile comme le représentant le plus pur et le plus complet de la belle latinité du siècle d'Auguste.

S VI.

Des innovations de Lucain.

Voyons maintenant les innovations de Lucain.
Ces innovations sont de deux sortes :

Premièrement, les innovations de mots proprement dites, les créations, les additions au dictionnaire de la langue latine, les modifications introduites dans sa grammaire; enfin tout ce qui constitue des innovations matérielles.

Secondement, les innovations de tournures, les images, les figures de pensées, les métaphores; enfin tout ce qui constitue des innovations dans l'ordre des idées, dans le génie même de la langue, lequel ne consiste pas, comme le pensent quelques critiques trop absolus, dans un certain fonds de mots et de tournures, auquel il ne faut rien ôter ni ajouter, sous peine de profanation, mais dans la conformité de tout mot et de toute tournure avec le génie même d'une nation, l'esprit et les monumens de sa littérature, en prenant les plus glorieux, bien entendu, parce qu'ils sont les plus populaires, et que les plus populaires sont les plus propres à déterminer ce que c'est que le génie d'une langue.

J'ai fait cette distinction pour plus de facilité et de clarté; mais on sent que les deux sortes d'innovations rentrent souvent l'une dans l'autre. Je citerai pourtant celles qui se rapporteront plus particulièrement à chacune des deux classes, en commençant par les innovations de mots.

S VII.

Des innovations de mots.

On concevra très-bien que je me borne à quelques exemples des unes et des autres; une énumération complète, outre qu'elle ne prouverait pas plus que de simples indications, aurait de plus l'inconvénient d'être parfaitement ennuyeuse; et la matière que je traite n'est pas déjà si plaisante que je n'évite, par tous les moyens, de la charger de citations superflues. J'ai cependant de quoi satisfaire les exigences même d'un philologue.

I. Adde quod adsuescis fatis 1. Adsuesco est ici pris dans le sens actif, contre l'usage qui l'avait fait neutre jusque là. Le passage d'où est tiré cet exemple est curieux. C'est précisément celui où Cornélie éplorée déclare à son mari que, parmi tous les inconvéniens qui résulteront de sa relégation dans l'ile de Lesbos, il y a celui-là pardessus tout, qu'elle pourrait fort bien s'accoutumer à l'absence et apprendre à la longue à supporter la douleur. Adde quod adsuescis fatis signifie donc : Ajoute à cela que tu m'accoutumes à mes destins errans, c'est-à-dire à être loin de toi. « Adsuescis

[ocr errors]
[blocks in formation]

est pour adsuefacis assurément, mais n'en est pas le synonyme, du moins dans la belle langue du siècle d'Auguste. On trouve, il est vrai, dans Horace 1: « Pluribus assuêrit mentem, et dans » Virgile 2, Ne, pueri, ne tanta animis assuescite » bella. » Mais, dans ces deux exemples, il y a seulement action réfléchie; dans Lucain, il y action directe, c'est-à-dire que le verbe est toutà-fait actif. Stace a dit comme lui 3: Rhodopen assueverat umbra.

a

II. Pati employé dans le sens absolu de vivere. On passerait à peine cette hardiesse à Héraclite, pour qui, sans doute, vivre et souffrir devaient être la même chose. On trouve, à la vérité, dans Virgile 4:

« Certum est in silvis inter spelæa ferarum
» Malle pati.....

[ocr errors]
[ocr errors]

Mais, ici, il s'agit de vivre dans les forêts au milieu des bêtes féroces. Le mot pati indique l'extrême misère et l'extrême souffrance, et il peut très-bien être pris dans son acception ordinaire, souffrir. Il n'en est pas de même dans Lucain. « Disce sine armis posse pati 5: Apprends qu'on

I Sat. I, 2, 109.
2 Æneid. VI, 833.
3 Theb. IX, 655.
4 Ecl. X, 53.
5 Liv. V, v. 314.

peut bien vivre sans se battre. » Et ailleurs : « Et noscis sine rege pati】: Et tu sais vivre sans roi. » Il n'y a pas là la moindre idée de souffrance ni physique ni morale; loin de là, pati veut dire vivre bien, vivre heureux; c'est tout l'opposé de la souffrance. Au reste, l'oncle de Lucain lui avait donné l'exemple de ces importations qu'on peut qualifier d'espagnoles, car c'est l'exagération qui Y domine. Vous lisez dans la tragédie, ou plutôt dans la déclamation en vers, intitulée Thyeste, ce vers qui contient à la fois un calembourg et une innovation 2 :

« Immane regnum est posse sine regno pati..... »

« C'est un monstrueux royaume que celui où l'on >> peut vivre sans royaume, » c'est-à-dire sans gouvernement, maxime qui devait être fort goûtée de l'élève de Sénèque.

III. Durare avec un verbe :

Victurosque Dei celant, ut vivere durent,
Felix esse mori 3.

<< Les dieux ne disent pas à ceux qui doivent vivre » qu'il y a du bonheur à mourir, afin qu'ils per

I IX, 262.

2 Thyeste, v. 470.

3 IV, 519.

« PreviousContinue »