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le mot) qui s'appelle avocat. Lisez les poètes latins du second âge: presque tous parlent de l'importance des avocats; presque tous font de piquantes allusions à leur médiocrité florissante, bien payée, bien nourrie; tous se reprochent ou se font reprocher par leurs amis de n'avoir pas embrassé la carrière des lois, qui rapporte des honneurs, des maisons de ville et de campagne, de magnifiques litières entourées de cliens, au lieu du triste métier de poète, qui ne rapporte que des baisers. L'avocat est l'homme des temps malheureux, ce qu'il n'est malheureux dans aucun temps : c'est lui qui est chargé de dresser le bilan des nations qui finissent: il n'est donné à aucun peuple de mourir sans lui; et quand est venue la barbarie, cette espèce de chaos où l'avenir s'enfante péniblement sur les ruines du passé, c'est encore l'avocat qui reste le dernier pour lier par le droit l'ordre de choses qui tombe à l'ordre de choses qui succède.

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Le rôle de l'architecte dure moins, car il vient un temps où l'on ne fait que défaire et démolir. Ce temps-là est celui où l'on bâtit des idées en même temps qu'on jette bas des monumens. L'architecte n'a plus alors qu'à se faire avocat. Le bon temps de l'architecte, c'est principalement aux époques de décadence, lorsqu'une nation, autrefois libre, est tombée, comme Rome, de lassitude et d'épuisement, aux mains d'un seul homme. Or, les princes absolus sont grands faiseurs de

monumens: Néron et Domitien couvrirent de beaux édifices des quartiers occupés jadis par les dernières tribus de la république. Quand les nations n'ont plus de vie, elles contractent la manie de bâtir quand Rome se fut retirée de la place publique et du Champ-de-Mars, et qu'elle n'eut plus de liberté à' conquérir, ni de suffrages à donner en plein soleil, elle se bâtit de belles demeures, elle se logea magnifiquement; l'office des architectes remplaça celui des tribuns. Autour de Rome, dans cet immense rayon où les anciens consulaires conduisaient la charrue, on ne voyait que des maçons et plus de laboureurs, des architectes et plus de fermiers. Un des embarras des rues de Rome sous Domitien, c'était d'y rencontrer d'immenses blocs de marbre traînés à bras ou sur des chariots, qui menaçaient d'écraser les gens. On élevait des temples aux dieux et des amphithéâtres au peuple. Les maisons des grands et les maisons des dieux enrichissaient également l'architecte. Les avocats surtout lui donnaient de la besogne; non pas ceux dont parle Juvénal, qui recevaient de leurs cliens des poissons desséchés et des oignons d'Égypte, mais ceux qui gagnaient des palais, comme Régulus, à brouiller les familles, qui allaient au barreau en litière, ou sur les bras d'une nombreuse clientèle et dont le portique était toujours verdoyant des pal

1 Lib. V, ep. xxii, v. 8.

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mes qu'on y suspendait à chaque gain de cause.

Reste le crieur public pour compléter l'espèce de triumvirat qui exploite la Rome impériale. Le crieur public, c'est le commissaire-priseur de notre temps. Jadis c'était un citoyen obscur, un tribulus des dernières classes; aujourd'hui le crieur public est riche; son luxe fait enrager Juvénal et Martial. Ce qui rend sa fortune plus insolente, c'est qu'il est resté facétieux, mais facétieux de meilleur ton que les crieurs dont nous parle Cicéron. Le crieur d'autrefois était un pauvre bouffon de place publique, improvisateur du goût de Paillasse, qui faisait rire les badauds de Rome aux dépens du malheureux dont il vendait les meubles ou de l'esclave qu'il mettait à l'enchère. Son style était grossier, ses plaisanteries populacières. Aujourd'hui notre bouffon, en s'élevant, en s'arrondissant, est devenu presqu'un comique : il ne plaisante plus, il raille; il ne fait plus rire, mais seulement sourire; il veut avoir l'esprit si fin, qu'il en est bête. Savez-vous, par exemple, quel tour il emploie pour faire valoir les terres de Marius qui sont en vente? « On se trompe, s'écrie-t-il, si l'on croit que >> Marius a besoin de vendre sa terre pour payer ses dettes. Marius ne doit rien à personne ; » bien plus, il prête à tout le monde. Pourquoi >> donc Marius vend-il son domaine? C'est qu'il y a perdu ses esclaves, ses troupeaux, ses récol»tes: depuis lors, il veut s'en défaire. »— Votre

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domaine vous restera, Marius, puisque vous avez pris un crieur d'esprit qui aime mieux nous dire que tout y meurt, plutôt que nous laisser croire que vous êtes endetté. Un autre crieur, Gellianus veut nous persuader que la pauvre fille qu'il met en vente, et qui grelotte au milieu de ce marché ouvert à tous vents, est honnête et pure; et il l'attire vers lui, l'infâme, et il veut l'embrasser malgré sa résistance. - Votre esclave vous restera, Gellianus; car elle a cessé d'être pure depuis que vous l'avez souillée de votre souffle. Eh bien! tout cela n'empêchera pas Gellianus de faire sa fortune. Attendez quelques années: Gellianus, après avoir vendu vos terres pour votre compte, finira par les racheter pour le sien. La richesse, les nombreux esclaves, les cliens, qu'il aura enlevés à d'autres, lui donneront un air d'aisance et de dignité suffisante pour cacher l'origine de sa fortune; comme l'esclave fugitif', qui a été stygmatisé au front, et qui, devenu riche, cache sous des mouches la marque du bourreau, Gellianus cachera sous une belle toge blanche son ancienne allure de crieur; il chargera ses doigts d'anneaux d'or; il contiendra ses bras habitués à battre les vents pour attirer les acheteurs; il baissera d'un ton cette voix qui remplissait le marché, et, au lieu de l'avoir

Lib. VI, ep. LXVI. 2 Lib. II, ep. xxix.

rauque et faussée, il l'aura simplement voilée par un rhume. Gellianus se placera sur les quatorze gradins, côte à côte avec vous, Martial, et mieux vêtu que vous ; il achètera fièrement les honneurs que vous demandez, vous, si humblement; ou, si ce n'est Gellianus, ce sera son fils, jeune débauché qui imite tous les vices des hommes de naissance, et qui prendra place sur ces gradins, d'où l'huissier Océanus chasse si impitoyablement ceux qui ne paient pas le cens de chevalier. Et qui sait si, vous voyant avec votre toge jaunie, avec l'air souffrant d'un poète qui a des honneurs et qui n'y peut pas faire figure, Océanus ne vous fera pas sortir quelque jour comme un intru, pour faire place au fils du crieur qui est éblouissant de luxe, et qui échangera avec lui un de ces souvenirs d'intelligence auquel les gens de rien se reconnaissent ?

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Quand Martial voulait emprunter de l'argent à Caïus, son vieil ami : « Que ne plaidez-vous? >> lui disait Caïus. Valérius Flaccus, le poète, se plaignait à Martial de la misère des poètes : Que ne plaidez-vous? lui disait Martial. Au barreau, l'argent sonne; mais autour de la >> chaire stérile où nous récitons nos vers, on » n'entend que le bruit des baisers. » Il est peu de poètes auxquels on n'ait conseillé de se faire avocat. Boileau répond d'une manière charmante à ces hommes qui veulent faire du poète un marchand de paroles, et qui, en lui conseillant de

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