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S X.

Quelques personnages des épigrammes de Martial, et leurs analogues de ce temps-ci.

J'ai cru devoir m'étendre plus haut sur la partie du recueil de Martial qui fait allusion au libertinage monstrueux de ses contemporains, parce que son esprit satirique ne s'exerçait guère que sur cette espèce particulière de vices sociaux. Les ridicules l'occupaient assez peu, soit que les vices fussent les seuls ridicules de l'époque, soit qu'on ne pût dérider les fronts de la bonne compagnie qu'avec ce qui aurait dû les faire rougir. Il y a pourtant, à côté des visages pâles et tirés qu'il nous dépeint,de ces corps affaissés par la débauche, de ces libertins cruels qui font arracher la langue à leurs esclaves pour que leurs impuretés restent cachées, de ces femmes qui divorcent dix fois et prennent tous leurs amans pour maris, femmes qui sont adultères par la loi, comme le dit éner+ giquement Martial'; il y a, dis-je, quelques portraits qui sont de tous les temps et qui font rire sous tous les costumes. D'autres ne s'écartent du type universel que par un petit nombre de traits

1 Lib. VI, ep. VII. ́

particuliers à l'époque, ce qui leur donne, outre le mérite de vérité générale, un attrait piquant de vérité locale et contemporaine. Ce sont des originaux sortis du même moale, sur lesquels la diversité des civilisations a jeté des accoutremens divers; ce sont les mêmes masques, avec des grimaces différentes.

« Cinna 1 a la maladie de tout dire à l'oreille ; » Cinna ne dit pas tout haut: Il fait beau temps; »il le chuchote. Cinna rit, pleure, gronde, se

plaint à l'oreille; il chante, juge, se tait, crie » à l'oreille. » Je connais, moi, le pendant du Cinna de Martial. C'est un pauvre homme, auquel on a fait une réputation d'homme d'esprit, parce qu'il parle bas. La première fois que je le vis j'étais tout oreille, j'écoutais même son silence. Des doutes m'étant restés sur son esprit, on m'a fait remarquer que, comme on ne pouvait jamais s'assurer qu'il dît des sottises, il était présumé ne dire que des choses spirituelles.

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« Savez-vous pourquoi Sélius 2 est si triste, pourquoi son nez touche presque à terre, pour» quoi il se frappe la poitrine et s'arrache les >> cheveux? Ce n'est ni son ami, ni son frère qu'il » pleure. Ses deux enfans vivent, et je désire » qu'ils vivent long-temps: sa femme se porte à » merveille; sa maison est respectée des voleurs;

I Lib. I, ep. xc.

2 Lib. II, ep. II.

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son fermier ne lui a pas fait banqueroute. D'où » vient donc sa tristesse? Sélius dîne chez lui. Quand Sélius se voit réduit à dîner à ses dépens, il n'y a rien qu'il ne tente et qu'il n'ose 1. Il >> court au Champ-de-Mars; il loue la vitesse de » tes pieds, Paulinus. Du Champ-de-Mars il va au marché, du marché aux bains de Faustus, » des bains de Faustus à ceux de Fortunatus, et >> il se lave à tous les deux, ce qui aiguise d'autant » plus son appétit. Il n'est pas possible d'éviter » Sélius, quelque soin qu'on y mette et quelque » peur qu'on en ait. Jouez-vous à la paume? il vous la ramasse et vous la présente. Êtes-vous au bain? s'il vous voit prendre du linge pour » vous essuyer, il va s'extasier sur la blancheur » de ce linge, fût-il plus sale que les couches d'un >> enfant. Si vous vous peignez, il dira que vous avez les cheveux d'Achille. Il vous présentera » la piquette dont vous arrosez votre corps, et qui vous sert de vomitif avant le dîner; il re>> cueillera les gouttes de sueur qui tombent de » votre front; il criera, il trépignera, il admirera, jusqu'à ce que, fatigué de ses importunités, " vous lui disiez : Viens 2. »

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Mon Sélius à moi, que j'ai eu à dîner aujourd'hui, ne me loue pas de mes pieds, parce que je pas un coureur, ni de mes cheveux, parce

ne suis

I Lib. II, ep. XIV.
2 Lib. XII, ep. XIV.

que je les porte courts, mais de mon appartement, de ma pendule, de ma lampe, et surtout de mon dîner. Du reste, il ne fait pas la cour qu'à moi; il rend fréquemment visite à ma femme; il lui demande avec anxiété de ses nouvelles, quoiqu'il la sache très-bien portante; il s'informe aussi de moi, s'il sait que cela est bien pris, et il ne manque pas de dire qu'il m'a rencontré dans la rue, et qu'il m'a trouvé bonne mine. Il est plein d'égards pour ma cuisinière; et si je me plains d'un plat devant elle, il a grand soin de dire que le plat n'est pas mauvais, qu'il est très-mangeable, et qu'avec un grain de sel de plus il serait excellent. Il sonne doucement; il est exact à l'heure ; il ne reste que le temps convenable, et s'en va toujours un peu avant qu'il n'ennuie. Il n'oublie pas mon portier; et au lieu d'entr'ouvrir dédaigneusement sa loge, et d'y jeter sa carte en retenant son haleine, il entre courageusement malgré l'odeur des vieux habits et de la soupe à l'oignon, et recommande qu'on veuille bien dire qu'il s'est présenté en personne. Mon Sélius n'est pas si sot, vraiment, ni si mal avisé de ménager ma cuisinière et mon portier ; il sait très-bien qu'il n'est donné à aucun de nous d'échapper à l'influence des subalternes qui nous servent, et qu'en tous cas il vaut mieux les avoir pour amis que pour ennemis.

Le Sélius de Martial est le parasite de l'homme; mon Sélius, à moi, est le parasite de la maison. Il n'a pas besoin de courir les lieux fréquentés pour

m'y rencontrer et y attraper un dîner; non : à certain jour de la semaine, son couvert est mis, je compte sur lui, ma femme compte sur lui, ma cuisinière compte sur lui : si ce jour-là une invitation me force à dîner hors de chez moi, j'en demande la permission à Sélius, à qui ce contretemps crève le cœur. Sélius est le convive de fondation de huit familles : cela fait huit diners pour sept jours. Grand embarras pour Sélius, qui voudrait dîner une fois par semaine chez tous ses amis, et ne donner la préférence à personne. Il s'en tire comme il peut, en déjeûnant là où il ne dîne pas. Sélius est discret, prudent; il ne paraît jamais s'apercevoir qu'un mari boude sa femme, ce qui le dispense de prendre parti. Il ne parle politique qu'à son corps défendant; et, quand on l'y force, sa conclusion, c'est qu'il a toujours cru que Dieu protégeait la France. C'est l'exergue de toutes les pièces de cinq francs. Chacun le prend comme il veut. Sélius colporte ainsi son ventre d'une table à l'autre, depuis bientôt trente ans. Aussi, n'y a-t-il pas une demoiselle à marier, ni une jeune femme, dont il ne dise avec émotion qu'il l'a vue tout enfant. Jamais il ne nous manque, ni à notre jour de naissance, ni au nouvel an; si nous ne voyons pas sa figure la première, nous voyons sa carte; il ne se pardonnerait pas qu'un autre l'eût devancé dans une fête à souhaiter ou dans un vœu de bonne année à faire. Sa formule habituelle est : Vous savez tout ce que je vous souhaite. De cette sorte,

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