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siècle d'Auguste, ni de l'espèce d'épuisement qui se fait sentir dans une langue, après que les plus grands écrivains en ont donné les préceptes et fixé irrévocablement le génie. Il est certain que les poètes romains du second âge reconnaissaient pour maîtres et pour modèles les poètes contemporains d'Auguste. Ils en font souvent l'aveu dans les termes les moins équivoques. Martial en particulier est l'admirateur déclaré des grands poètes qui l'ont précédé, et il met sa principale gloire à les suivre de loin dans la même carrière, c'est-à-dire à appliquer à ses idées les traditions de leur bel idiome. Il n'a pas non plus la prétention assez ridicule de vouloir rajeunir la langue avec de vieux mots, ni de remettre en circulation des locutions qui ont péri par la désuétude; prétention assez ordinaire aux poètes qui, impuissans pour ajouter aux richesses indigènes d'une langue, tantôt lui imposent des tours étrangers, tantôt exhument des formes mortes que les hommes de génie eux-mêmes n'ont pu sauver des caprices de la mode et de l'oubli du public. Martial ne croit pas que l'obscurité et l'archaïsme donnent de l'originalité à ce style; il ne veut pas que ses écrits mettent en défaut la patiente sagacité des Modestus et des Clarinus, pas plus que Boileau ne veut préparer des tortures aux Saumaises futurs. Il se moque de Sextus, qui préférait Cinna à Virgile, parce que Cinna était obscur et inconnu et parce que c'est assez l'usage des

poètes médiocres d'affecter des admirations bizarres pour les auteurs qu'on ne lit pas, afin de décliner indirectement la comparaison que pourrait faire la critique entre leurs ouvrages et ceux des poètes qu'on lit. Que Sextus trouve ces poésies fort à son gré, parce qu'il est le seul qui les entend; qu'il aime mieux écrire pour les contemporains de Cinna qui ne peuvent plus le lire, que pour les hommes de son temps qui ne le lisent pas, Martial s'en soucie peu: « Je veux, dit-il, que mes vers plaisent aux grammairiens et sans le secours des grammairiens.

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On n'écrivait donc pas mal par plaisir et parti pris, comme cela s'est vu dans d'autres temps; on écrivait mal, parce qu'on pensait mal. Il ne pouvait y avoir de pensée libre que celle qui savait se taire celle qui s'exprimait publiquement n'était jamais d'inspiration et de premier mouvement; accueillie avec méfiance, contrôlée avec précaution, habillée de ménagemens de toute espèce, elle n'affrontait la publicité que sous un déguisement qui la rendait obscure et alambiquée, pour qu'elle fût innocente. Mais comme il n'y a précisément que les pensées de premier mouvement qui aient autorité sur les langues, et qui trouvent à l'instant les formes les plus propres et les plus logiques pour se produire en public, la conséquence naturelle est que les pensées de seconde venue, qui, au sortir du cœur ou de la tête, tombent dans une espèce de creu

set, où on les dénature pour les accommoder aux responsabilités de son temps, sont obligées de tromper la langue, et de fausser son génie pour la forcer à mentir. Martial et Stace, quoique étant de bons esprits, doués de beaucoup de sens et de goût, sentant le beau et voulant y atteindre, écrivains habiles et ingénieux, sont infectés de cette mauvaise espèce de langue, parce qu'ils n'ont pu avoir le plus souvent que de cette mauvaise espèce de pensées. Ils ont été, en somme, poètes d'assez peu de goût, quoiqu'ils eussent toutes les qualités des bons poètes.

J'ai parlé d'un second sujet où Stace et Martial ont encore concouru pour le prix de poésie; il s'agit, comme je l'ai dit, de l'histoire d'une statue de bronze représentant Hercule, et de la nomenclature des différens possesseurs de cette statue. Il y a deux petites pièces de Martial, et une seulement de Stace, qui est encore très-supérieure. Voici d'abord la composition de Martial'. Je me sers de ce mot à dessein, parce qu'il s'agit réellement d'un thême de collége entre deux grands écoliers ayant barbe au menton et enseigne de poète officiel sur leurs portes.

<< Ce dieu que vous voyez si grand dans un bloc » d'airain si petit, qui s'assied sur un rocher » amolli par une peau de lion; ce dieu dont la » face contemple le ciel qu'il a porté sur ses

1 Lib. IX, ep. XLIV.

» épaules, dont la main gauche est armée d'une » massue, et la main droite d'une coupe pleine » de vin; ce dieu n'est point une merveille de >> l'art moderne, ni une gloire de nos statuaires » nationaux : vous voyez là tout à la fois un » ouvrage et un présent de l'illustre Lysippe. >> Cette divinité décora la table d'Alexandre, qui » mourut après avoir dompté l'univers en cou> rant. C'est à elle qu'Hannibal, enfant, adressa » son célèbre vœu devant les autels africains; >> c'est par son influence que le farouche Sylla déposa sa terrible autorité. Fatigué d'être » témoin des fastueuses tyrannies de ces diffé» rentes cours, le dieu se réjouit maintenant » d'habiter au foyer d'un homme privé. Et tel il » fut jadis le convive du tranquille Molorchus, » tel il a voulu être le dieu du savant Vindex.

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Hic, qui dura sedens porrecto saxa leone
Mitigat exiguo magnus in ære Deus.
Quæque tulit, spectat resupino sidera vultu,
Cujus læva calet robore, dextra mero ;
Non est fama recens nec nostri gloria cœli,
Nobile Lysippi munus opusque vides.
Hoc habuit numen Pellæi mensa tyranni,
Qui citò perdomito victor in orbe jacet.
Hunc puer ad Libycas juraverat Hannibal aras;
Jusserat hic Syllam ponere regna trucem.
Offensus variæ tumidis terroribus aulæ,
Privatos gaudet nunc habitare Lares.
Utque fuit quondam placidi conviva Molorchi,
Sic voluit docti Vindicis esse deus.

La seconde pièce se réduit aux six vers qui suivent':

Alciden modo Vindicis rogabam,
Esset cujus opus laborque felix.
Risit (nam solet hoc), levique nutu
Græcè numquid, ait, poeta, nescis?
Inscripta est basis, indicatque nomen.
- AυGITTо lego, Phidæ putavi.

« Je demandais naguère à l'Hercule de Vindex » de quel heureux statuaire il était le travail et >> le chef-d'œuvre. Le dieu sourit (car c'est sa >> coutume), et me faisant un léger signe de » tête: «< 0 poète, me dit-il, est-ce que tu ne >> sais pas le grec? L'inscription qui est gravée sur » le piedestal indique son nom.-Je lis AUGITOU, je croyais que c'était Phidias. »

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Stace a fait la même description et la même nomenclature avec plus de développement 2. Et d'abord avant de parler de la statue, il raconte, en vers très-spirituels, un diner chez Vindex son ami. Il paraît qu'à ce dîner, au lieu de se charl'estomac de mets recherchés et de vins vieux, au lieu de disserter sur l'espèce d'oie qui a le foie le plus large, et de s'inquiéter si la chair d'un sanglier toscan a plus de saveur que celle d'un

ger

Lib. IX. ep. XLV.

2 Silv. lib. IV, silv. vi.

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