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avouaient publiquement leur admiration pour Martial. Notre poète parle d'ailleurs très-souvent, et avec une honnête franchise, de son respect pour les convenances; il excuse la liberté de son langage, par la retenue de ses intentions : « Ma » page n'est pas toujours chaste, dit-il, mais ma » vie est probe. » Or, comment, d'une part, aurait-il été dans toutes les mains, aimé et admiré publiquement, comme le poète à la mode, et, d'autre part, comment se serait-il vanté de garder une certaine mesure, au risque de recevoir un démenti universel, si en effet il n'y avait pas eu dans ses épigrammes beaucoup de choses plus hardies qu'impures, plus égrillardes que libertines? J'ai sans doute bien mauvaise idée de la Rome impériale, et je crois peu à la chasteté d'une ville où des statues de Priape nues souillaient les palais, les temples, les places publiques, les carrefours; où, dans les fêtes de Flore, on voyait courir sur le soir dans les rues de Rome, non pas des prostituées, mais des dames romaines échevelées et nues; où les femmes se baignaient pêlemêle avec les hommes; où les comédiennes se déshabillaient quand on leur avait crié du parterre: « Déshabillez-vous! » Mais j'ai peine à croire qu'on pût s'y vanter ouvertement de faire ses délices de Martial, si Martial y eût été aussi impur qu'il nous le paraît aujourd'hui. J'imagine donc que, sauf une demi-douzaine de gros mots, auxquels aucune société, si éhontée qu'elle soit,

ne peut donner cours, la plupart de ses épigrammes sur certains vices n'offensaient pas le peu qui restait de pudeur publique. Ce qui nous semble des licences ordurières pouvait bien n'y être que des gaudrioles; quand les vices sont des habitudes dans un pays, les impuretés n'y sont plus que des peintures de mœurs. Ce que je dis d'ailleurs dans l'intérêt de Martial tourne un peu contre son temps. On ne peut guère justifier l'un sans accuser l'autre. Au reste, je ne m'offenserai pas si cette première remarque ne paraît pas décisive: la seconde a, je crois, plus d'importance.

S VIII.

Martial diseur de cancans.

Presque toutes les épigrammes érotiques de Martial ne sont en réalité que des satires au petit pied. J'ai dit, au commencement de cet article, que Martial rapporte les cancans de la bonne et de la mauvaise compagnie. Or, les cancans sont une espèce de satire, qui a peu d'autorité, j'en conviens, mais qui est la seule possible dans certains temps. Martial écrit ce qu'il entendait dire çà et là des débauchés, hommes et femmes, qui avaient attiré l'attention publique, précisément par la maladresse de leurs précautions pour l'évi

ter, ou par l'éclat de leur infamie. Toutes ses épigrammes érotiques ont pu être des propos libres tenus par des hommes d'esprit du temps, gens qui savaient se cacher, et qui médisaient de ceux qui se laissaient voir. Martial en recueillait sans doute un bon nombre, imaginait le reste, et s'appropriait le tout par le style. Puis il lançait de temps en temps ces cancans dans le monde, ce qui n'y changeait rien, et n'empêchait pas les vices d'aller leur train ; d'autant plus que personne n'y était nommé de son nom. Car, qui est-ce qui peut consentir à se reconnaître sous un nom supposé, qui ne se reconnaît même pas toujours sous son propre nom? Toutefois, Martial n'en jouait pas moins le rôle de censeur, censeur suspect, je l'aet qui parlait trop en connaisseur des vices qu'il critiquait, mais qui trouvait de temps en temps des accens honnêtes, et une certaine énergie digne de la haute satire. Il y a de l'indignation dans quelques-unes de ses épigrammes, et l'on dirait qu'il va prendre au sérieux les turpitudes de ses contemporains; mais cette indignation finit par une pointe : la colère du poète expire dans un calembourg. On sent que Martial a trop de tolérance pour faire de la satire; il a quelquefois du mépris, du dégoût, jamais de la haine. П est presque reconnaissant envers les débauches monstrueuses dont il parle, pour les traits heureux qu'il en tire, et il songe bien plus à faire rire qu'à faire réfléchir son lecteur. Cette espèce d'in

voue,

souciance nous blesse, il est vrai; nous ne concevons pas qu'on ne trouve qu'à rire de ce qui fait horreur à tout homme qui se respecte; mais il faut songer que les mœurs romaines, au temps de Martial, en étaient arrivées à ce degré de corruption, que les grands vices pour lesquels la satire se réserve, et qui dans tout autre temps marquent d'une certaine célébrité d'ignominie le très-petit nombre de ceux qui les ont, étaient communs à presque tous les Romains, et tombaient par là dans le domaine de l'épigramme, du canpetites armes qui ne s'emploient d'ordinaire que contre les manies, les préjugés et les travers d'une époque. Tout ce qu'on pouvait exiger de Martial, vivant au milieu de ces vices, dans leur intimité et peut-être dans leur confidence, c'est que ne pouvant pas être leur ennemi ouvert, il ne fût pas leur flatteur, et qu'il eût assez de courage pour faire rire de ceux qu'il n'avait pas le pouvoir de déshonorer. Or, il a rempli cette tâche, quelquefois avec vigueur, quelquefois avec un sentiment qui ne pouvait guère sortir d'une ame dépravée.

can,

Reste une troisième remarque sur la partie des épigrammes libres qui regardent personnellement Martial. Ici la justification de notre poète est trèsdifficile; il y a deux ou trois pièces infâmes où il est question d'un libertinage raffiné, qui donne une triste idée de celui qui s'y livre, et surtont qui s'en vante. D'après l'une de ces pièces, la plus

abominable de toutes, il paraît que Martial, pour réveiller ses sens usés, frappait à coups redoublés son esclave, afin d'imprimer une sorte d'agitation convulsive à ce triste et apathique instrument de ses dégoûtans plaisirs '.

Se peut-il que de telles choses aient été publiées, et qu'il n'y ait pas eu dans Rome une censure officielle qui les fît lacérer par la main d'un esclave fugitif au pied de quelque vieille statue de Caton? Toutefois, à l'exception de cette épigramme et de deux ou trois autres que je ne veux point indiquer ni traduire, toutes les fois que Martial est en scène, il est moins coupable par ce qu'il fait que par ce qu'il dit. C'est de la franchise fort grossière et fort déplacée. Des hommes de son temps, qui faisaient pis que lui, étaient cependant plus honnêtes, parce qu'en ne le disant pas, ils ne gâtaient personne par leur exemple. J'ai entendu beaucoup de déclamations contre l'immorralité de Rousseau. La première faute, sans doute, c'est d'être immoral; mais la plus grande faute, c'est de s'en vanter. Rousseau se déshonora par orgueil; il se crut si important, qu'il ne voulut nous épargner aucun détail de sa vie ; il se fit des ennemis pour avoir des confidens. L'immoralité de Rousseau aurait été qualifiée simplement d'irrégularité dans un homme plus discret que lui, qui aurait tu sa vie, et se serait tenu prudem

1 Lib. V, ep. XLVI.

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