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bienfait que j'aime bien mieux devoir à la munificence de César? Grave embarras pour les commentateurs. Pline aussi obtint de Trajan le droit des trois enfans. Ses remercîmens à l'empereur sont amusans. « Cela redoublera, dit-il, le désir que j'ai d'avoir des enfans, désir manifesté par deux mariages, hélas ! où mes espérances de père ont été déçues. Ainsi, ce qui doit stimuler Pline met l'esprit de Martial en repos.

Puisque je viens de parler de la femme de Martial, une question délicate se présente. Martial a-t-il été marié trois fois ou une seule fois ? Dans son recueil, il y a trois femmes, toutes trois portant le titre d'uxor, celle d'abord à laquelle il vient de faire un si mauvais compliment, une autre qui lui inspire d'horribles impuretés, une troisième, Marcella 2, charmante Espagnole dont il dit le plus grand bien, et qu'il paraît avoir épousée à son retour à Bilbilis. Il loue la maison de Marcella, ses jardins, ses viviers où nagent des poissons apprivoisés, son bois de palmiers, sa fontaine, son colombier, « petits royaumes, dit-il, que je tiens de Marcella 3. » Ceci est une question de biographie que je n'ai pu résoudre, n'ayant trouvé dans les quinze cents épigrammes de notre poète aucun renseignement sur son mariage ou

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sur ses mariages. Il est aussi discret sur ce sujet que sur ses premières années : peut-être avait-il de bonnes raisons pour cela.

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Maintenant que vous connaissez món poète, dites s'il est si fort à blâmer pour avoir flatté Domitien. Représentez-vous un homme d'un talent distingué, un poète à la mode, qui était lu dans tout l'Empire, jusque chez les Gètes, jusque sous la tente du centurion qui commandait en Bretagne 1, popularité stérile pour lui, et dont sa bourse se ressentait peu 2; un poète qui avait des statues, qui envoyait aux gens des épigraphes pour mettre au bas de ses portraits 3, qui pouvait se vanter que dès les premiers mots tout homme de goût reconnaissait Martial 4, qui s'asseyait sur les gradins des sénateurs et des chevaliers, qui dînait chez Domitien, qui faisait donner le droit de cité à qui il voulait 5, qui tenait un haut rang et avait de puissans amis; représentez-vous ce poète, pauvre, humilié, obligé de faire le brave en tendant la main comme les mendians qui chantent des chansons gaies; se moquant de sa pauvreté, pour n'en pas paraître souffrir, et n'ayant pas l'air de demander trop sérieusement, pour se donner le droit de n'être pas trop humilié des re

1 Lib. XI, ep. III.

2 Ibid.

3 Lib. IX, ep. I.
4 Lib. XII, ep. ш.
5 Lib. III, ep. xcv.

fus; représentez-vous cette position fausse, souffrante, d'un homme condamné par son instinct à la poésie, et préférant son ingrat métier aux professions lucratives, ayant des honneurs et pas d'argent, du renom dans tout l'univers et des habits râpés, des statues et des dettes, glorieux et nécessiteux; après quoi, jetez-lui la première pierre, si vous en avez le courage. Il a flatté Domitien! sans doute. Mais que pouvait-il faire? - De l'opposition? -Au profit de qui et de quoi? L'empire ne pouvait pas rebrousser à la république, et celui qui était empereur n'était pas pis que celui qui pouvait l'être. Conspirer était chose passée de mode, depuis les destinées de Lucain et de Pétrone, hommes de naissance d'ailleurs, qui pouvaient y avoir un intérêt politique, tandis que Martial était pauvre et né de pauvres, étranger, n'ayant à Rome ni intérêts de famille, ni intérêts de caste, étant venu d'Espagne pour chercher fortune, non pour conspirer. Comment pouvait-il lui prendre fantaisie d'imiter les Brutus et les Caton, et d'aller rejoindre leurs grandes ombres sur les rives du Styx auxquelles il croyait peu, pour la gloire de la vertu à laquelle il ne croyait pas du tout? Se taire, le pouvait-il? Le silence d'un homme d'esprit dans ce temps-là pou vait tenter un délateur. Entre parler et se taire, que reste-t-il donc ? louer. Martial loue beaucoup, mais les choses louables seulement, les crimes, jamais. Il exalta les rescripts où Domitien défen

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dait qu'on fit des eunuques et qu'on prostituât les enfans; il s'extasia sur son goût pour bâtir, sur les temples qu'il élevait à Jupiter, sur les spectacles qu'il donnait au peuple. Il loua trop ce qui était à louer, il vanta démesurément ce qui valait à peine d'être mentionné; il changea les escarmouches en batailles, les avantages en triomphes, les bons calculs en vertus; il grossit, il exagéra d'autant plus les mérites qu'ils étaient rares et que Domitien ne lui fournissait qu'à de rares intervalles des thêmes de cette nature; il se répéta faute d'avoir du nouveau à dire; il aima mieux courir le risque qu'on lui fermât la bouche pour trop parler que pour parler trop peu ; il fut immodéré parce qu'il y aurait eu péril pour lui à être sobre.

S V.

Martial et Domitien.

Ce qu'on lui reproche le plus amèrement, c'est moins encore d'avoir flatté Domitien de son vivant que de l'avoir déchiré après sa mort. C'est la phrase qui traîne depuis des siècles. Les critiques l'ont répétée d'après d'autres critiques qui l'avaient répétée eux-mêmes, les uns et les autres sans avoir lu Martial. Je cherche dans son recueil les

injures qu'il adresse à Domitien je trouve une ou deux choses qui pourraient s'appeler des critiques assez décentes et assez nobles, mais qui ne sont point des injures. Il dit à Nerva : « Les >> craintes ont cessé..... Toi, sous un prince dur, >> et dans de mauvais temps, tu as osé être bon. » Et plus loin: «< Jupiter est étonné des ruineuses fan»> taisies d'un roi superbe, et de son luxe si lourd » aux Romains 2. » Domitien, pour orner les temples et pour suffire aux dépenses de l'amphithéâtre, dépouillait les citoyens. « Aujourd'hui, dit-il ailleurs, nous sommes tous heureux avec Jupiter. Mais naguère, hélas! j'ai honte de l'avouer (pudet, ah! pudet fateri), nous étions tous misérables avec Jupiter 3. » Il fait ainsi sa cour à Trajan 4 : « En » vain vous venez à moi, flatteries, la lèvre basse a et suppliante. J'ai à parler d'un maître, mais

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point d'un dieu. Désormais il n'y a pas place pour » vous dans Rome.... Par lui (Trajan), l'austère et >> rude vérité a été ramenée du fond des Enfers. >> Sous un tel prince, ô Rome! tu feras sagement » de ne pas tenir le même langage qu'aupara» vant 5.... Loin d'ici, pâles inquiétudes; disons >> tout ce qui nous vient à la bouche, et chassons

1 Lib. XII, ep. vi. 2 Lib. XII, ep. xv. 3 Ibid.

4 Lib. X, ep. LXXII. 5 Ibid.

T. II.

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