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c'était une tâche à laquelle Lucain ne pouvait manquer qu'à la condition de n'avoir point de génie.

Je sais que Caton jurait de mourir en tenant dans ses bras, sinon la liberté, du moins sa vaine ombre; mais quelle était, je vous prie, la liberté de Caton?

Je sais que Pompée traînait à sa suite les vieilles lois républicaines (qu'il avait, par parenthèse, foulées aux pieds vingt fois), représentées par quelques sénateurs émigrés, lesquels étaient perdus dans ses bagages; mais quelles étaient les lois de Pompée?

Je sais que Brutus parle très-éloquemment des déchiremens du monde, au milieu desquels Caton reste immobile et la tête haute; mais de quelle nature étaient ces déchiremens?

De toute la révolution qui changea les destinées de Rome et du monde, Lucain n'a pris que l'instant du dénouement, la mêlée, c'est-à-dire le moment le moins philosophique et le moins ins

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Auguste reçut paisiblement dans la forme monar>> chique tout un monde las de guerres civiles. »(Ann. lib. I.)

Cette phrase est surtout remarquable en ce qu'elle renferme une justification de la monarchie par un ami de la liberté. C'est un aveu du philosophe qui grandit encore César. Cuncta, c'est tout, hommes et choses. La guerre civile, c'est la résistance du passé contre le présent. Une nation qui est lasse de la guerre civile veut en finir avec le passé.

tructif. Il commence la pièce à l'instant où la pièce finit. Et comme le dénoûment est connu d'avance, et qu'il est d'ailleurs horrible et pitoyable, comme tout dénoûment qui finit par des massacres sur le champ de bataille, il peut arriver à Lucain qu'on ne se donne pas la peine d'ouvrir son poème, puisqu'on ne doit y voir que ce qu'on sait. Il y a des dénoûmens qu'on supporte pour l'intrigue qui les amène ; et pour la curiosité que donnent les complications d'intérêts et de passions; et encore le plus souvent on se ferme les oreilles ou les yeux à l'instant de la crise, parce qu'elle a le double tort d'être prévue et d'être atroce : or, le poème de Lucain, c'est le dénoûment sans l'intrigue; c'est la crise purement physique, durant laquelle le spectateur se cache la tête dans son manteau ou s'en va. Qu'est-ce que vous disent toutes ces marches et contremarches par terre et par mer? Quand l'heure du combat a sonné, il n'y a presque plus rien à recueillir pour la philosophie; elle laisse le champ libre à la description, et se retire. C'est qu'en effet, à cette heure-là, tout est consommé. La mêlée n'a plus rien à nous apprendre sur les hommes ni sur les événemens, car les premiers ont fait leurs preuves, et les seconds ont été épuisés. Les idées qui mettent aux prises les forces matérielles se tiennent à distance du champ clos " sur une hauteur, chacune derrière le drapeau qui la représente, attendant leur destinée,

T. II.

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mais n'ayant plus le pouvoir de la retarder ni de la charger. Aux premiers cris du clairon, tout ce qui est esprit, intelligence, tout ce qui est du monde moral a cessé; la question est dans les bras des hommes qui s'emploient au service des idées, et font des révolutions sans le savoir, au prix d'un lendemain de pillage; elle est dans la force numérique, elle est dans la qualité des armes dans les liqueurs fortes, dans les promesses d'avancement, dans ce qu'il y a de moins intelligent et de moins moral. Et alors toute guerre en vaut une autre; c'est toujours du sang versé, des mourans, des morts; reste-là qui voudra, pour ne rien voir de nouveau, et avoir des haut-lecœur ; mais les esprits délicats qui ne s'intéressent qu'aux véritables causes de la lutte, aux négociations, aux préliminaires, quittent le champ de bataille, ou s'endorment pendant la tuerie, sans beaucoup s'inquiéter de la méthode qui a présidé à cette tuerie, et si elle a commencé par le flanc ou par la queue toutes connaissances agréées seulement de la très-petite classe des stratégistes.

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S VII.

Résumé.

En résumé, aucun des caractères essentiels

de l'épopée ne se trouve dans le poème de Lucain.

Il n'a pas résumé la vie humaine;

Il n'a pas résumé une époque sociale et politique; il en a seulement donné quelques indications vagues, contestables, quand elles ne sont pas tout-à-fait fausses;

Il n'a représenté aucune passion vraie, universelle ni particulière ; il n'y a point de passion dans dans la Pharsale, parce qu'il n'y en avait point dans Lucain.

Pour la philosophie, pour la science de l'homme, pour l'intelligence de ses passions, de ses intérêts, de ses penchans, la Pharsale est une œuvre morte; il n'y a rien à y prendre.

Pour l'étude générale de la révolution qui fut consommée dans les plaines de la Thessalie, à Alexandrie à Munda; pour l'intelligence particulière des intérêts qui soutinrent une lutte si désespérée sur ces champs de bataille, contre le génie de la révolution nouvelle ; pour l'appréciation de ce grand fait, de ses causes intimes, de ses résultats, de la relation fatale qui se trouvait entre les choses et le caractère des hommes, la Pharsale est une œuvre inexacte, mensongère, souvent calomnieuse dans ses jugemens, souvent maladroite dans ses sympathies, et tout cela, selon moi, sans mauvaise intention, sans mauvaise foi, sans l'ombre d'une passion personnelle : il n'y a pas plus de haine dans la Pharsale qu'il n'y

en a dans nos discours de rhétorique, quand nous interpellons un tyran.

L'idée de la Pharsale est venue à Lucain, comme l'idée de la Thébaïde et de l'Achilléide à Stace, comme l'idée de la Guerre Punique à Silius Italicus, comme l'idée de l'Argonautique à Valérius Flaccus, comme au dix-huitième siècle l'idée de la Henriade à Voltaire. Car ce ne fut qu'après avoir fait la Henriade que Voltaire s'imagina que c'était une œuvre intentionnelle de philosophie et de tolérance religieuse; la première inspiration en avait été toute littéraire. Voltaire cherchait un sujet de poème épique: la Henriade s'offrit naturellement à lui. Plus tard, il en fit la plus importante prédication de sa grande mission philosophique dans notre vieille Europe, parce qu'il trouva son compte à se faire considérer comme un génie tout d'une pièce, depuis sa sortie de collége jusqu'à sa mort. Le temps de Néron ni le temps de Louis XV n'étaient des temps d'épopée, parce que l'épopée ne peut pas être l'ouvrage d'un poète qui, placé lui-même dans une époque de critique et de scepticisme, se reporte par l'étude vers une époque de foi, et tâche d'être cette époque même par le procédé de l'auteur dramatique, qui tâche d'être un moment chacun de ses personnages: non, il faut que le poète et le livre et l'époque soient contemporains, que la foi de l'époque soit dans le cœur du poète; il faut que cette assimilation se fasse naturellement, d'elle

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