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c'est le peu d'importance que je mets à ce mot sacramentel de genre, employé pour classifier un ouvrage d'art, pour le ranger à sa case et sous sa rubrique mot qui, à certaines époques de la critique, a fait rendre les jugemens les plus bizarres et les plus impertinens. Toute critique qui prétend fixer des limites à l'esprit humain et enfermer dans un cercle infranchissable ses variétés sans nombre, me paraît, si l'on me passe cette comparaison, un geôlier qui s'enferme lui-même dans sa prison, au lieu d'y enfermer son prisonnier. L'esprit humain n'en est pas moins libre et n'en fait pas moins tout ce qu'il veut; les productions littéraires n'en sont pas moins aussi variées que le caprice des écrivains ; ce n'est que la critique qui se parque elle-même volontairement dans le cercle étroit qu'elle prétendait tracer autour de l'art, lequel lui échappe et s'envole en riant de ses circonscriptions ridicules. Je suis donc tout-à-fait du parti de l'art, en temps qu'il réclame la liberté illimitée, non pas de changer l'esprit humain, mais de s'adresser à lui sous tous les costumes et dans tous les langages, d'exploiter toutes ses faiblesses, de flatter tous ses caprices, de le prendre de vive force ou de se jouer autour de lui, pour y pénétrer par surprise. Le seul risque que l'art ait à courir en usant d'une liberté sans limites, c'est que, comme il y a évidemment des époques où l'esprit humain est de meilleure qualité, si je puis dire ainsi, que dans d'autres, ik

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pourra se faire que tel genre qui aura été fort goûté dans une époque d'altération de l'esprit humain, le soit très-peu ou ne le soit pas du tout dans une époque où l'esprit humain aura joui pleinement de toutes ses facultés; j'entends une de ces époques où il a atteint les conditions qui lui sont nécessaires pour classer irrévocablement, selon leur degré de supériorité, les ouvrages des grands écrivains. Or, ce classement se fait, comme un concours ordinaire, à la majorité des suffrages, ou plutôt à la majorité des siècles; car au lieu de compter ici par têtes, on compte par générations. Celui qui a le plus de générations pour lui est le plus grand et le plus vrai ; je ne connais pas d'autre moyen de distribuer les places dans la liste, assez courte, des grands écrivains.

Après ces réserves faites, je dois dire pourtant qu'aux mains d'une critique large et philosophique, comme la distinction de genre ne peut être un instrument ni de limitation absolue, ni d'exclusion, elle devient au contraire assez commode pour réunir sous un seul titre général des productions littéraires qui ont entre elles, sinon toutes sortes d'affinités, du moins beaucoup plus d'affinités qu'avec des productions d'une autre nature. On ne pourrait pas faire une théorie particulière, une poétique spéciale pour chaque ouvrage en particulier. L'esprit humain est très-varié sans doute, mais dans les nuances bien plus que dans les couleurs, et dans ses défauts peut-être plus que dans

ses qualités. Or, faire une poétique pour les défauts d'un écrivain, ce serait absurde; en faire une pour des nuances, la chose en vaut-elle la peine? A l'âge où est arrivé le monde, toutes les variétés capitales de l'esprit littéraire sont à peu près trouvées, et l'on peut affirmer qu'un livre qui n'entre pas, au moins pour moitié, dans une de ces grandes et immuables variétés, est le livre d'un fou ou d'un homme sans talent, deux conditions d'esprit qui comptent pour autant en fait d'art. Avec ces précautions, nous ne risquons rien de juger un ouvrage d'art d'après quelques-unes des idées principales qui règlent le genre particulier avec lequel il a le plus d'analogies. Mais cela ne nous dispense pas de faire, si besoin est, une théorie spéciale pour toute la partie de cet ouvrage qui ne présentera pas ces analogies, ou qui s'y sera soustraite volontairement par horreur de l'imitation; bien entendu, si cette partie a innové avec talent et succès. C'est dans ce sens, et avec ces restrictions, que je jugerai la Pharsale comme épopée. Voltaire, qui n'exclut de l'art qu'un genre, le genre ennuyeux, et qui, par conséquent, y admet tout ce qui n'est pas ennuyeux, et même n'est pas un genre, Voltaire a écrit quelques pages sur Lucain dans un traité sur l'épopée. En outre, c'est généralement sous ce titre que la critique ancienne et moderne a examiné ou du moins enregistré la Pharsale. Apprécions donc d'abord la Pharsale comme épopée; puis nous l'apprécierons comme

une œuvre spéciale, qui fait de très-fréquentes et très-hardies excursions hors des règles de l'épopée, comme un ouvrage vraiment romain, opus verè Romanum, ainsi que l'appelait Lucain, dans son orgueil de poète émancipé, ou qui croyait l'être.

S II.

Des caractères essentiels de l'épopée.

Les deux caractères principaux de l'épopée, je devrais dire ses deux rôles, sont, d'une part, de donner tout à la fois un abrégé de la vie humaine dans sa plus grande universalité, et de la vie sociale ou politique d'une époque particulière ; d'autre part, de précéder ou plutôt d'enfanter une littérature nationale. Cette proposition, nécessairement vague par sa généralité, va s'éclaircir par les détails.

Toute épopée a invariablement ces deux caractères à la fois, et c'est précisément ce qui en fait une œuvre nécessaire, fatale, pour laquelle il faut une époque choisie et un homme hors de pair.

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Homère, Dante, Shakespeare, considérés dans leur caractère épique. - Epopées primitives, épopées secondaires. Virgile, Le Tasse, Milton.

Les trois plus grands poètes du monde et les trois plus épiques, quoique sous des formes différentes, sont Homère, Dante, Shakespeare. J'avais bien mes raisons tout à l'heure pour m'élever contre la distinction trop exclusive des genres, puisque je range Shakespeare, lequel est reconnu comme faiseur de drames, parmi les poètes épiques. Il n'est pas difficile de prouver que Shakespeare appartient plus à l'épopée qu'au drame. Il a cela de commun avec l'épopée, qu'il a résumé la vie humaine en général, et la vie sociale d'une époque en particulier. La grande variété de caractères généraux qui se trouve dans l'épopée, se trouve aussi dans l'œuvre de Shakespeare; et quand on a dit qu'il avait créé le plus d'hommes après Dieu, cela signifie tout simplement qu'il a fait le plus large et le plus complet résumé de la vie humaine. Malgré les efforts tout récens de la critique contemporaine, en France et en Allemagne, pour établir que les lambeaux épiques de Shakespeare sont des drames réguliers, et con

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