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encore qu'ambitieux, parce qu'après tout il n'avait que des passions médiocres, des besoins physiques ordinaires, plus de goût pour la pompe que pour la dissipation, et parce que plusieurs de ses qualités privées ne pouvaient s'accommoder de l'état violent ni des risques d'une ambition poussée jusqu'au bout. Sa femme, je devrais dire ses femmes, car on discute s'il fut marié quatre ou cinq fois, ses amis, ses affranchis, faisaient de lui tout ce qu'ils voulaient. Le grand Pompée était amoureux, non pour se distraire ni pour se reposer, comme les hommes vraiment grands, qui aiment en courant et n'ont de temps que pour la courte et brutale jouissance des sens. Il faisait de l'amour une affaire grave; c'était pour lui une situation, un état, quelque chose de plus important que son ambition. Je me hâte de dire que ces amours étaient régulières Pompée était mari fidèle, à la condition pourtant de laisser dire à ses amis qu'il était encore plus aimé qu'il n'aimait. Il avait tant de vanité, que, tout épris qu'il fût de presque toutes ses épouses, il prenait ses précautions pour qu'on ne le crût pas, et ne voulait pas qu'on pensàt dans le public qu'il pouvait y avoir quelque chose de plus cher à Pompée que Pompée lui-même. Cette excessive vanité le rendait peu sensible aux railleries. S'il eût paru en souffrir, il aurait montré par là qu'elles pouvaient l'atteindre; il s'en fatiguait plutôt qu'il ne s'en offensait, ainsi que cela lui arriva à Pharsale, quand ses principaux officiers

le poussèrent, à force de sarcasmes, à livrer bataille à César.

Ce qu'on raconte de l'insolence de son affranchi Démétrius, et de l'empire que cet homme avait sur lui, est à peine croyable. Quand Pompée avait des personnes de marque à dîner, il allait luimême au devant des conviés, et attendait qu'ils fussent tous venus avant de se mettre à table. Démétrius, son affranchi, s'y mettait avant tout le monde, et se faisait servir seul, la tête couverte, laissant à Pompée le rôle d'affranchi, pour prendre celui de maître grossier et insolent. Pompée, vainqueur des pirates et de l'Asie, logeait à Rome dans une maison fort simple, tandis que son affranchi s'étalait dans les plus belles maisons de campagne de l'Italie. Dans la guerre d'Asie, Caton, étant près d'entrer à Antioche, vit venir à sa rencontre deux files de jeunes garçons vêtus de robes blanches, et qui étaient conduits par un maître des cérémonies couvert d'un chapeau de fleurs. Comme il se plaignait avec vivacité de l'entrée triomphante qu'on lui avait préparée, le maître des cérémonies s'approcha de sa troupe, et quel ne fut pas l'étonnement de Caton quand il entendit demander aux plus avancés « où ils avaient laissé Démétrius! »

Cette excessive faiblesse de caractère fit faire beaucoup de fautes à Pompée, et, la plus grave de toutes, celle de préparer l'avénement de César. L'amitié de César et de Pompée, quand ils étaient

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encore jeunes hommes, avait bien pu n'être ni une spéculation ni un calcul. César pouvait alors estimer Pompée; Pompée pouvait ne pas deviner les destinées de César. Mais César, devenu consul, était déjà assez menaçant pour que Pompée fût inexcusable de se prêter à ses desseins. L'un et l'autre avaient fait leurs preuves: Pompée, d'une ambition qui ne savait ni rester dans la constitution ni en sortir; César, d'une rouerie effrayante, d'un mépris des hommes qui allait jusqu'au cynis me, et surtout d'une certaine avidité d'entreprises extraordinaires, qui ne tenait déjà plus compte de la constitution que comme d'un obstacle. Or, Pompée n'ayant pas peur de César à quarante ans, quand Sylla en avait eu peur à vingt, et ne l'avait relâché de ses mains que parce qu'il se sentait trop vieux pour en être inquiété, ou qu'il respectait en cet enfant son successeur; Pompée, se liguant avec César contre Caton, désertant la vieille Rome› républicaine pour faire un rôle de jeune tribun impétueux et niveleur; Pompée, environnant César, qui s'essayait à l'empire absolu, de l'immense auréole de ses victoires; Pompée, le solennel Pompée, qui méprisait la gloire de la parole, hissé par César sur la tribune aux harangues pour y balbutier l'éloge de ses lois agraires, et menaçant du bouclier et de l'épée quiconque voudrait s'opposer aux décrets de César; Pompée, enfin, se méprenant jusqu'à se faire le précurseur de César, était-il un grand homme ou

n'était-il que le mannequin d'un grand homme ? Voyez, au contraire, quelle adresse a ce César, lorsqu'il tire de son palais solitaire cette gloire de quarante années, qu'il la traîne dans le tumulte des comices, qu'il la fait toucher des mains à toute la populace du forum, qu'il expose le plus grand personnage de la république à rester court à la tribune, et qu'il lui fait dégainer l'épée contre les ennemis de César! Qui des deux profitait de l'autre? César, qui se gardait bien de le dire. La dupe était Pompée, qui croyait n'avoir fait qu'effrayer le sénat, en ajoutant à la fortune de César tout le poids de la sienne.

Un tel homme n'était pas et ne pouvait pas être l'homme du peuple, ni par conséquent l'homme de l'épopée. Les masses ne comprennent pas ces sortes de caractères douteux, qui sont tour-à-tour au service de tous, qui servent de prête-nom à des partis qui se cachent derrière eux ou à des intrigans qui se faufilent à l'ombre de leur renom mée. Et il arrive presque toujours qu'au moment de la crise, ces hommes dont tout le monde a tiré parti, sans l'appui ou le gré de qui rien dans un pays ne s'est pu faire, dont le nom n'a pas cessé un moment d'y retentir, dont la présence et l'absence ont également occupé tous les esprits; ces hommes qui étaient un peu nécessaires à la fortune de tout le monde, qu'on rencontrait sur tous les chemins, et sur lesquels seniblaient tourner toutes les destinées d'une nation, sont abandonnés tout

et ne

à-coup par ceux mêmes qui n'avaient pu se passer d'eux, à ce point qu'eux étant là, armés de toutes pièces, et tout prêts à soutenir le choc des événe mens qu'ils ne croient ni plus forts ni plus inévi tables qu'eux, chacun s'enfuit à leur nez, s'en remet qu'à soi du soin de son salut. C'est ainsi qu'à la nouvelle du passage du Rubicon, tout le monde se mit à fuir de Rome dans toutes les directions, et Pompée fit bientôt comme tout le monde, croyant sans doute, comme dit Lucain, que ceux qui fuyaient derrière lui le suivaient. Mais ce ne fut pas sans avoir préalablement fait des railleries sur César, ni sans s'être laissé dire par la petite troupe de flatteurs domestiques qu'il avait à ses gages, que le nom seul de Pompée serait pour la république une muraille inexpugnable. Si on lui laissa faire la guerre civile, c'est qu'il n'y avait point de généraux, et que la première bataille n'en pouvait pas créer, les armées romaines ne recrutant pas les chefs dans les officiers inférieurs, les seuls qui aient le génie des guerres de renouvellement et de révolution. Après Pompée, les meilleurs soldats de la république étaient Caton et Cicéron.

S IV.

César, l'hommé du peuple et de l'épopée.

L'homme du peuple et de l'épopée, c'est César.

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