Page images
PDF
EPUB

souvenir religieux et souffrant de la Rome républicaine, mêlé à une assez grande ignorance des institutions et des principes qui l'avaient fait fleurir ; un culte pour Caton, plus philosophique que politique, et qu'on rendait moins au défenseur des vieilles lois de Rome qu'à l'intrépide stoïcien; un amour de la liberté assez semblable à celui que les révérends pères jésuites permettaient à leurs écoliers, sous l'ancienne monarchie, quand ils leur donnaient à traiter de l'éloge de Brutus ou de Caton; amour inoffensif et sans allusion au présent, comme si la Rome de Néron eût été séparée de la Rome des Gracques par mille ans d'intervalle; un besoin vague de mettre le malaise qu'on sentait à la charge des dieux, auxquels on ne croyait plus que pour les accuser; enfin, une horreur sincère des guerres civiles et des bouleversemens, horreur causée et entretenue par une soif insatiable de repos, et par cette espèce d'atonie qui s'empare des nations à la veille des grands changemens. Voilà l'inventaire à peu près exact des dispositions contemporaines, auxquelles on peut supposer que la Pharsale devait répondre, si l'on en croit son grand succès.

Un homme d'un véritable génie, dont l'éducation, au lieu d'être confiée à des charlatans, eût été solitaire et chaste; un écrivain qui se serait nourri de bons livres, et qui aurait acquis un jugement sain, solide, capable de résister au choc de toutes les impressions contradictoires qui

devaient l'assaillir à son entrée dans la société ; un tel écrivain aurait pu dominer toutes les dispositions de ses contemporains, et être à la fois, dans ses ouvrages, original et un. Mais Lucain n'était pas fait pour une telle gloire, parce que ni la nature ni l'éducation ne lui en avaient donné l'étoffe. Quoique doué de qualités supérieures, il n'avait pas un véritable génie, et vous avez vu d'ailleurs à quelle école il avait été élevé. Aussi a-t-il laissé un livre sans valeur morale, sans idées, sans plan. Il fut affecté tour à tour de tous les sentimens qui agitaient ses contemporains, et il les réfléchit fidèlement sans chercher à les mettre d'accord; au lieu de les dominer, il en fut le jouet. La Pharsale est une œuvre de détails, mais point d'ensemble; avec des membres, mais sans tête. C'est une déclamation de jeune homme sur les guerres civiles considérées dans leur caractère le plus extérieur et le moins politique, c'est-à-dire comme donnant lieu à des batailles immorales, où les frères s'entretuent; c'est une longue malédiction contre ceux qui arment les pères contre les fils. Mais on ne sait au profit de quelle morale Lucain maudit les guerres civiles et ceux qui les allument. Est-ce au profit du stoïcisme? Non, car l'oracle du stoïcisme, Caton, reconnaissait la nécessité des guerres civiles, et y prenait un des premiers rôles, tout en les détestant. Est-ce au profit de la morale religieuse? Encore moins; car Lucain n'accordait pas

même aux dieux l'honnêteté de Caton, et ne se faisait aucun scrupule de leur attribuer l'aveugle partialité du hasard. Est-ce au profit de la morale contemporaine? Il n'y en avait pas. Est-ce au profit de la morale universelle? Mais l'empire étant l'humanité, et Rome étant l'empire, ce qui n'existait pas à Rome n'existait nulle part. Il se faisait alors une morale universelle; mais c'était à l'insu de Lucain et de tous ses amis, lesquels ne se doutaient guère que l'esclave qui les essuyait au bain, ou qui les portait en litière, en savait plus qu'eux là-dessus.

Le manque d'unité n'est pas le seul défaut de la Pharsale considérée dans son ensemble: un défaut plus choquant peut-être, et qui s'y fait sentir presque à chaque page, c'est le manque de vérité historique. On peut s'habituer, jusqu'à un certain point, à l'absence d'unité, parce que c'est peut-être le défaut de toute une époque encore plus que celui d'un seul homme; mais le manque de vérité historique ne peut ni s'expliquer ni s'excuser, parce que c'est tout bonnement un manque de sens dans l'auteur : or, s'il y a quelque chose qui ne se pardonne pas, c'est le manque de sens.

S Ier.

Quelle pouvait être la vérité historique de
la Pharsale?

J'ai besoin de définir ce que j'appelle la vérité dans son application à la Pharsale. On comprend qu'il ne s'agit pas ici de la vérité absolue, de la vérité de l'histoire, en tant qu'histoire, mais d'une vérité relative telle qu'on doit l'attendre d'un poème qui admet nécessairement une certaine partie de fiction, telle enfin qu'on doit la trouver dans une composition historique qui prend ouvertement parti pour Pompée contre César. Que Lucain laisse voir ses sympathies et ses antipathies, s'il en a eu de sincères, et non pas pour le besoin de sa déclamation poétique, cela lui est bien permis; qu'il mette dans l'ombre les vertus de ses ennemis et les fautes de ses amis; qu'il pâlisse César au profit de Pompée, c'est une conséquence de sa thèse d'avocat : car il a voulu faire un plaidoyer pompéien. La vérité absolue peut bien être blessée, sans que la vérité relative y perde rien, et pourvu que je retrouve celle-ci, je n'ai rien à dire. L'autre ne pouvait pas être respectée sans absurdité : j'en ai fait mon deuil. Mais dans la Pharsale, ni l'une ni l'autre ne sont

respectées. Lucain, parlant de Pompée, loue à outrance ce qui devait être à peine remarqué, et glisse sur ce qui avait besoin d'être loué, à un tel point qu'un Césarien pourrait être quelquefois plus favorable à Pompée que son panégyriste. Réciproquement, quand il parle de César, il lui arrive quelquefois de se méprendre si grossièrement sur le sens de sa conduite et sur la portée de ses actes, qu'il se donne le ridicule de rendre César intéressant par ses efforts pour le dénigrer. Il ne sait pas gouverner son imagination par son jugement ce que l'une admire, l'autre le condamne; de là ses perpétuelles inconséquences. La Pharsale n'est ni une histoire ni un pamphlet politique en vers; car un pamphlet est soumis à certaines règles logiques qui ne s'y trouvent pas. Lucain. n'est pas plus historien qu'homme de parti ; et il n'est pas non plus poète dans l'acception vraie du mot, car il juge des faits authentiques, il distribue le blâme et l'éloge, il accuse, il calomnie; on ne sait pas au juste ce qu'il est.

Il ne faut pas chercher dans la Pharsale l'explication du grand événement qui mit aux prises César et Pompée. Lucain a réduit cet événement aux mesquines proportions d'un drame ordinaire. Il n'est descendu ni dans les causes ni dans les conséquences, et il a pris la tradition telle qu'on pouvait la lui donner dans les écoles, où sans doute l'examen de ces causes et de ces conséquences n'était pas permis, parce qu'il n'eût pas été

« PreviousContinue »