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» elle ne pouvait se soutenir sur ses membres brisés, elle attacha au dos de la chaise un mou» choir de cou, y mit sa tête, et faisant effort, avec le poids de son corps, elle rendit le der» nier souffle. Ce fut un exemple d'autant plus >> beau de voir une affranchie protéger, jusque » dans les plus cruelles douleurs, des étrangers » et presque des inconnus, que des hommes de » sang libre, des chevaliers romains et des séna»teurs, trahissaient, sans y être forcés par les supplices, ce qu'ils avaient de plus cher au >> monde. >>

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Lucain, arrêté et interrogé, fit d'abord bonne contenance et ne voulut rien déclarer; mais bientôt, vaincu par la promesse de la vie, il dénonça ses amis et sa mère. Une ancienne notice biographique qu'on attribue à Suétone suppose que Lucain espéra que sa lâcheté envers sa mère lui servirait auprès d'un prince parricide. Le biographe, quel qu'il soit, a voulu faire un méchant trait d'esprit aux dépens de Lucain. L'action de Lucain eût été la plus odieuse et la plus sotte des flatteries; car, si l'on pouvait espérer de se concilier Néron en se faisant plus infâme que lui, ne risquait-on pas bien plutôt de lui donner l'occasion de montrer une horreur hypocrite pour l'action d'un mauvais fils, et, par-là, de protester commodément contre le soupçon de parricide qui pesait sur lui? L'amour de la vie et l'espérance assez mal fondée que Néron ne ferait pas mourir

tant de monde, furent les seuls motifs de Lucain. En comptant sur la modération de Néron, Lucain ne faisait pas preuve de jugement, et surtout n'était guère conséquent avec la haine qu'il lui portait, car on doit tout attendre de ceux que l'on hait. En se rattachant à la vie qu'il lui fallait quitter si jeune, à vingt-sept ans, dans tout l'éclat d'une gloire d'autant plus belle qu'elle lui était plus disputée, Lucain ne fit qu'une lâcheté assez commune, pour laquelle il faut admettre des circonstances atténuantes, pour peu qu'on aime mieux trouver un coupable qu'un scélérat.

Quand Lucain vit qu'il fallait payer de sa tête la part qu'il avait prise à une conspiration dont la réussite lui aurait rendu, pour quelque temps peut être, son droit de faire des lectures publiques; quand il réfléchit, dans la solitude de sa prison, que des ressentimens littéraires, des paroles vives et offensantes, la seule chose pour laquelle il eût contribué à cette conspiration, allaient lui coûter aussi cher qu'à Pison et à d'autres leurs projets ambitieux, leurs espérances avides, les honneurs qu'ils attendaient d'une révolution faite par eux, certes il dut trouver le prix bien disproportionné avec la peine, et il se montra lâche parce qu'il croyait n'avoir risqué qu'en proportion de ce qu'il voulait gagner. Il sentit qu'il avait été la dupe de Pison et des autres consulaires, lesquels lui auraient donné pour sa part du butin, si la conspiration eût réussi, l'insigne honneur

d'en écrire l'histoire en vers, et de la débiter sur le théâtre de Néron. A un ambitieux endetté, qui a de vastes passions et un patrimoine épuisé, il peut arriver un temps où la vie toute seule ne peut plus suffire, et où il la faut jouer telle qu'elle est, grevée de besoins et d'argent d'autrui, contre une situation qui mette les recettes au niveau des dépenses; mais à un poète qui a l'indépendance et un beau génie, la vie toute seule suffit, parce que la vie, pour le poète, c'est la gloire. Aussi n'y avait-il aucune ressemblance entre la position de Pison risquant beaucoup d'embarras, de dettes, de souffrances, d'ambition et d'argent, pour obtenir un trône, ou tout au moins le droit d'en disposer pour qui bon lui semblerait et à telles conditions qui auraient pu lui convenir, et la position du malheureux Lucain risquant beaucoup d'indépendance, de bonheur domestique, de jeunesse, d'avenir, pour obtenir, quoi? le droit d'être seul applaudi par les gradins, et d'obtenir toutes les couronnes aux jeux quinquennaux : petite vanité de jeune homme que les jouissances solitaires d'un génie plus mûr lui auraient bientôt fait mépriser!

Pison, voyant la partie manquée, écrivit à Néron une lettre de basse flatterie, non pour lui, car il ne voulait point de grâce, mais pour une femme aussi belle qu'insignifiante qu'il aimait à la folie il priait l'empereur de conserver ses biens à cette femme. Cela fait, il s'affermit contre

les angoisses de la dernière heure, et attendit froidement qu'on lui apportât les ordres de Néron. Quand il vit venir les soldats, il se fit ouvrir les veines des bras, et mourut. Lucain se débattit long-temps contre la mort; il s'abaissa jusqu'aux plus humbles prières. Il ne cessa, dit Tacite, de dénoncer des complices au hasard, passim, espérant que ces révélations faites coup sur coup lui seraient comptées par Néron comme un service. Mais quand il eut donné à l'amour de la vie tout ce qu'il pouvait lui donner, il se fit ouvrir les veines comme Pison, et mourut en récitant quelques vers de sa Pharsale. Il avait alors vingt-sept ans, et était désigné consul pour l'année suivante. Il y a, au premier chant de la Pharsale, un passage sur les religions druidiques qui peut donner une idée des sacrifices que Lucain était capable de faire pour ne pas mourir. Voici ce passage. Lucain énumère les peuples gaulois que le départ de César pour l'Italie a débarrassés d'un tyran. Arrivé aux Druides, il les apostrophe ainsi ; « Selon vous, les ombres ne vont point peupler les demeures silencieuses de l'Érèbe » et les pâles royaumes de Pluton le même esprit, dans un monde nouveau, anime d'au

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» tres corps. La mort, à vous en croire, n'est " que le milieu d'une longue vie. Certes, ces peuples du septentrion sont heureux de leur ercar ils ne sont point tourmentés par la » crainte de la mort, LA PLUS GRANDE DE TOUTES LES

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» reur,

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CRAINTES. De là cette ardeur qui les précipite au devant du fer; de là ces âmes qui embras» sent la mort; de là le nom de lâche donné à >> celui qui ménage une vie qu'on ne perd que » pour la reprendre. »

vobis auctoribus umbræ

Non tacitas Erebi sèdes, Ditisque profundi
Pallida regna petunt; regit idem spiritus artus
Orbe alio: longæ, canitis si cognita, vitæ
Mors media est. Certè populi quos despicit Arctos
Felices errore suo, quos ILLE, TIMORUM

MAXIMUS, haud urget lethi metus. Indè ruendi
In ferrum mens prona viris, animæque capaces
Mortis; et ignavum redituræ parcere vitæ.

Celui qui a écrit cela devait dénoncer sa mère! Telle fut la vie de Lucain. Depuis le premier jour Jusqu'au dernier, il passa d'une situation fausse dans une autre, n'ayant, pour se régler au milieu d'une vie que d'autres lui avait faite, qu'un jugement plus brillant que sain, et un caractère plus hautain qu'élevé. Je passe maintenant à l'appréciation raisonnée de son talent et des poètes de son époque.

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