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son projet d'écrire contre les vices de son temps. Il choisit, parmi ces vices, les plus monstrueux afin de faire sentir au lecteur la nécessité de sa censure, et de justifier l'indignation qui lui a fait prendre les tablettes de cire et le stylet d'acier. Si l'on regarde la forme, jamais homme ne fut plus emporté, ni plus vertueusement colère que Juvénal. Si l'on regarde le fond, ce sont plutôt des habitudes d'école qui mènent l'écrivain qu'une vraie colère qui transporte le moraliste.

Voyez quelle âpre impatience dans les interrogations qui suivent :

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<«< Il est difficile de ne pas écrire de satires en présence de tels vices. Car quel est l'homme > assez peu las de cette ville odieuse, assez insen»sible (ferreus) pour se contenir s'il vient à ren>> contrer la nouvelle litière de l'avocat Mathon, » toute pleine de cet obèse personnage....? Dirais-je quelle colère brûle et dessèche mon » cœur......? Quoi! tous ces vices ne me paraî» traient pas mériter qu'on rallumât la lampe » d'Horace? Quoi ! je ne les flagellerai pas de mes » vers. .....? Ne m'est-il pas permis de remplir de larges tablettes en plein carrefour....? Qui peut » dormir au milien de ces pères qui corrompent » des brus avares, au milieu d'épouses infâmes, » et d'adolescens souillés par l'adultère? Non; et » si la nature a refusé le don de la poésie, l'indi> gnation dicte des vers, quels qu'ils soient, des vers tels que nous en faisons Cluvienus et moi, »

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Quelle chute après tout cet amas de colère, et toutes les descriptions plus ou moins horribles qui suivent chacune de ces interrogations précipitées ! Tout cela finit par une épigramme contre un mauvais poète !

Le latin rend encore le désappointement plus complet.

Difficile est satiram non scribere. Nam quis iniquæ
Tam patiens urbis, tam ferreus, ut teneat se,
Causidici nova cùm veniat lectica Mathonis
Plena ipso I?...

Quid referam quantâ siccum jecur ardeat irâ 2 ?...

Hæc ego non credam Venusinâ digna lucernâ?
Hæc ego non agitem 3?...

Nonne libet medio ceras implere capaces
Quadrivio 4?...

Quem patitur dormire nurus corruptor avaræ,
Quem sponsæ turpes, et prætextatus adulter?
Si natura negat, facit indignatio versum
Qualemcumque potest; — quales ego vel Cluvienus 5...

Boileau a dit aussi, après Juvénal :

I Sat. 1, v. 30.

2 lbid. v. 45.

3 Ibid. v. 51. 4 Ibid. v. 63. 5 Ibid. v. 76.

Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard 1...

Seulement le trait est en harmonie avec ce qui précède. Boileau vient de s'avouer incapable de chanter dignement les victoires de Louis XIV, et s'invite, lui et Cotin, à garder le silence. Le trait est plaisant tout à la fois et opportun, quoique volé à Juvénal. Je n'en conclus pas qu'il ne soit ni plaisant ni convenable dans le poète latin: je ne fais pas ici une critiqne du poète, mais une appréciation de l'homme, ou plutôt des deux hommes qui sont en Juvénal, le fougueux écrivain de l'école et le moraliste assez insouciant. Or, à mon sens, c'est l'écrivain de l'école qui se montre dans les protestations d'implacable colère que vous venez de lire, et c'est le moraliste insouciant qui se laisse apercevoir dans ces quatre mots de la fin.

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Tout le secret du caractère et du talent de Juvénal est dans cette phrase de sa courte biographie:

1 Sat. IX.

A

il déclamait souvent. Mais que signifie ce mot?

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La déclamation, comme les lectures publiques, était une des institutions de l'empire. Les professeurs étaient nommés par l'empereur, et entretenus aux frais du trésor. La déclamation avait des écoles publiques; mieux traitée en cela que les lectures, auxquelles l'État n'affectait aucune salle spéciale. D'ailleurs, comme les lectures encore la déclamation avait été un usage avant d'être une institution. Du temps même de la république, on déclamait. Quand la guerre civile éclata, Pompée fut obligé d'interrompre un cours de déclamation pour monter à cheval et recommencer la guerre. Il se fiait tellement à son nom, et craignait si peu César, que, pendant que celui-ci gagnait des batailles, il s'exerçait à l'art de la parole, et faisait des amplifications orales, comme si la parole eût dû être long-temps encore, à Rome, l'instrument du pouvoir. Auguste, tout en disputant le monde à Antoine, déclamait dans les camps, sous la tente dictatoriale, pendant que ses amis se battaient pour lui; soit qu'il voulût atténuer par cet avantage tel quel le mauvais effet de sa nullité militaire, soit plutôt qu'il songeât dès-lors à autoriser de son exemple ce puissant moyen de diversion aux ressentimens politiques, et à déshonorer l'art de la parole, si puissant à Rome, en le prostituant à de puérils exercices, et en salariant comme rhéteurs ceux qu'il aurait pu craindre comme orateurs. Déjà, tout enfant, Auguste avait prononcé

l'oraison funèbre de Julie, son aïeule. C'était la coutume, dès ce temps-là, qu'on fit apprendre aux fils des riches patriciens des discours composés ou corrigés par leurs maîtres. Néron, au commencement de son règne, récita des déclamations attribuées à Sénèque 2. Claude, si indocte et si peu libéral, faisait offrir de gros honoraires à un professeur de déclamation, homme de talent et de renom, pour l'attacher à son palais, et lui confier les princes de la maison impériale. Caligula, dans les causes les plus graves, en plein sénat, se décidait pour celle qui fournissait le plus aux lieux communs, réglant ainsi son équité d'après ses habitudes de plaider le pour et le contre, et préférant un coupable facile à justifier à un innocent difficile à défendre 3. Aussi l'institution était prospère; le caprice d'un empereur la mettait au-dessus de la justice.

La déclamation, ce n'est plus l'éloquence naturelle, ni même l'éloquence de l'art; c'est l'éloquence de procédé.

Il y a en effet trois époques bien distinctes dans l'histoire de l'éloquence.

Dans la première, l'éloquence est le langage naïf et énergique des passions. Cette éloquence n'exclut pas l'adresse ni les autres moyens de

I SUET., Aug. VI. 2 Id., Ner., VIII. 3 Id., Calig. LX.

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