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» dire? Tes calomnies auraient rendu Pilade » odieux à Oreste, Pirithoüs ennemi de Thé» sée...... »

Je n'achève pas l'épigramme, qui se termine par un trait fort sale. Mais on peut croire, d'après cette citation, que les liaisons de nos deux poètes étaient très-intimes, et qu'ils y trouvaient un grand charme, puisque la calomnie essayait de les brouiller. Or, on a vu ce qu'était Martial ; bon homme sans doute, et bien meilleur que sa renommée, mais d'un caractère trop facile, et de mœurs trop lestes pour l'austére Juvénal des Satires, sinon pour le Juvénal expliqué et éclairci tel que je l'entends.

Il faut dire que Juvénal ne nomme pas une seule fois son ami; mais on n'en saurait conclure qu'il ne le payait pas de retour, car, à deux ou trois exemples près, Juvénal ne nomme jamais les personnes vivantes. C'est par le même scrupule qu'il n'adresse ses satires à aucun homme puissant, à la différence d'Horace, soit qu'il ne veuille ni les compromettre, ni se compromettre lui-même, soit qu'il n'y ait eu dans Rome aucun personnage qui pût s'associer de cœur aux vertueuses protestations d'un honnête homme.

Dans une autre épigramme, Martial envoie à son ami des noix de son champ, pour cadeau de fête aux Saturnales :

De nostro, facunde tibi Juvenalis, agello

Saturnalitias mittimus ecce nuces.

Je ne cite pas les deux derniers vers qui sont aussi du genre graveleux. Enfin dans une petite pièce, plus longue et fort jolie, Martial, retiré à Bilbilis, raconte à son ami le plaisir qu'il éprouve à se reposer de trente ans de fatigues, dans un sommeil long et qui n'est pas toujours chaste; le jour, à quitter la toge incommode pour un vêtement de campagne plus court et plus léger, ou à se chauffer à un foyer bien nourri, que la fermière couronne de nombreuses marmites.

Multâ villica quem coronat ollâ.

Puis vient une confidence encore de libertin : car il est piquant que dans les trois pièces adressées par Martial au grave Juvénal, au rigide censeur des mœurs romaines, il y ait trois grosses impuretés. Cela prouve, encore une fois, que les deux poètes ont été très-bons amis, et que notre satirique n'était pas aussi roide dans son commerce qu'il l'est dans ses livres. Il ne se faisait pas scrupule d'ailleurs de hanter le quartier bruyant de Suburra, où demeuraient les courtisanes, ni de se fatiguer sur le grand et le petit Cœlius à faire sa cour aux grands, ni d'éventer son visage avec de sa toge, au seuil de leurs palais, ainsi le dit encore son ami Martial.

le

pan

que

Ensuite Juvénal n'était d'aucune secte ; il n'avait étudié ni les cyniques, ni les stoïciens, qui n'en diffèrent que par le costume; et la simplicité 10

T. II.

d'Épicure, vivant content des légumes de son petit jardin, ne l'avait pas rendu épicurien. Indifférent, comme Horace, aux querelles philosophiques, peu soucieux de l'avenir, il prenait volontiers son parti d'une société qu'il méprisait en secret, aigre et amer dans la forme, mais insouciant dans le fond, et s'étonnant qu'Héraclite eût tant pleuré sur nos travers, au lieu qu'il concevait parfaitement la joie satirique de Démocrite, lequel ne pouvait mettre le pied dans la rue sans partir d'un éclat de rire inextinguible,- quoiqu'il ne fût pas à Rome, et qu'il ne vît ni les faisceaux, ni les litières, ni le préteur assis sur un char au milieu du cirque, les épaules chargées de la tunique de Jupiter, et la tête écrasée sous le poids d'une couronne, ni la longue file des cliens qui le précédaient, ni le sceptre d'ivoire qu'il balançait dans la main, ni les trompettes qui l'annonçaient, ni les Romains, en robes blanches, marchant, pour quelques pièces d'argent, à la tète de ses chevaux. Juvénal ne pensait pas que la gloire d'avoir sauvé son pays, valût le danger que Cicéron courût pour elle, ni qu'il fallût, pour faire un chef-d'œuvre, compromettre le repos que donne l'obscurité et même la sottise : « Car, dit-il, Cicé»ron aurait pu mépriser les poignards d'Antoine » s'il eût toujours parlé de la façon suivante : »

I Sat. xIII, v. 121.

O fortunatam natam me consule Romam!

O Rome fortunée

Sous mon consulat née !

Enfin l'indifférence de Juvénal se trahit souvent, soit par une conclusion moqueuse et froide qui termine un morceau de passion, soit par quelque trait déclamatoire qui glace tout-à-coup l'indignation du lecteur, et qui lui fait douter si le poète croit à ce qu'il dit. Il y en a de nombreux exemples.

Dans la satire vIII, vers la fin, il parle du supplice que méritait le parricide Néron, et il nous épouvante par la peinture simple qu'il en fait. Puis tout-à-coup, comme nous nous attendions à quelque rapprochement philosophique entre la mort que la fortune accorda à Néron et celle dont il était digne, Juvénal se met à comparer son crime avec le crime d'Oresté. Il pèse très-sérieusement les motifs et les intentions d'Oreste, et il nons dit « qu'il ne tua ni Hélène ni Hermione, qu'il ne chanta jamais sur un théâtre, et qu'il ne fit pas de poème sur l'incendie de Troie...... » Belle indignation, vraiment!

Dans la satire xv, après avoir raconté qu'un homme de Coptos, en Égypte, fut dévoré par des hommes de Tentyra, parce que les deux villes n'adoraient pas les mêmes dieux; que ces insensés se disputèrent les lambeaux du cadavre, et

que ceux qui n'avaient pu prendre part au festin pressèrent la terre entre leurs doigts, afin de sucer au moins quelques gouttes de sang, Juvénal compare ce crime du fanatisme avec la nécessité où se trouvèrent les habitans d'une ville assiégée de manger leurs femmes et leurs enfans; et il trouve que la conjoncture était bien différente, sed res diversa, et que les malheureux assiégés méritaient d'obtenir leur pardon de ceux même qui leur avaient servi de nourriture: ensuite il explique, dans une longue tirade encore alongée par Boileau, que les serpens ne mangent pas les serpens, que le sanglier robuste épargne le jeune sanglier, que les ours vivent en très-bonne intelligence....., et il finit ainsi :

Quid diceret ergo

Vel quò non fugeret, si nunc hæc monstra videret
Pythagoras, cunctis animalibus abstinuit qui

Tanquam homine, et ventri indulsit non omne legumen?

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Que dirait Pythagore, où ne fuirait-il pas, » s'il était témoin de ces horreurs, lui qui s'abs» tint de la chair des animaux aussi scrupuleuse»ment que de la chair humaine, et qui ne se » permit pas même toute espèce de légumes? »

La première satire de Juvénal pourrait être la meilleure preuve de ce singulier mélange d'indignation et d'insouciance qui fait le fond de son caractère. C'est dans cette satire qu'il annonce

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